Introduction
L’interprétation sur laquelle nous allons nous concentrer est une forme de consécutive (puisqu’elle est généralement produite après que l’original d’un primo-participant a été prononcé) où le discours source n’est pas monologal (comme dans le cas d’une conférence où généralement un seul locuteur parle à la fois) mais dialogal, c’est-à-dire « produit par plusieurs locuteurs en chair et en os » (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 16)1 qui prennent alternativement la parole dans deux langues différentes. Dans le cadre des Interpreting Studies, cela fait plus de 20 ans que cette forme d’interprétation est appelée « dialogue interpreting » (depuis Mason, 1999), généralement traduit par interprétation de dialogue. Puisque les interprètes ne sont pas en retrait par rapport à la conversation des primo-participants, comme de dialogue peut laisser entendre, mais y participent pleinement à travers leurs actions de traduction et coordination (Wadensjö, 1998), nous l’appellerons ici interprétation en dialogue, en nous alignant sur la proposition d’Elisabet Tiselius2.
Dans cet article nous allons rendre compte de la façon dont nous préparons nos étudiantes-interprètes3 (dorénavant EI) du Master en interprétation au domaine médical et plus particulièrement à l’entrée dans des relations délicates et asymétriques entre des prestataires et des bénéficiaires de services de santé. Plus précisément, il s’agira pour nos EI d’apprivoiser un parcours de soins et d’assistance qui s’appelle percorso nascita et qui accompagne les femmes enceintes du début de leur grossesse jusqu’à l’accouchement (Niemants, 2018a). Après avoir fourni un aperçu du cours dans lequel notre démarche didactique se situe, ainsi que quelques repères théoriques et méthodologiques, nous montrerons comment nous utilisons le Conversation Analytic Role-play Method4 (CARM), élaboré par Stokoe (2014) et se basant sur la reproduction d’interactions authentiques, pour faire « entrer » nos EI dans des conversations prestataires-bénéficiaires qui ont réellement eu lieu. Nous présenterons une analyse quanti-qualitative d’un cours d’interprétation enregistré en 2022, en montrant comment nous proposons l’écoute d’extraits synchronisés avec les transcriptions, nous l’interrompons à des points problématiques et nous demandons aux EI de produire le tour suivant, en recueillant quelques alternatives et en discutant de leurs conséquences potentielles avant d’avancer dans la séquence. Nous montrerons ensuite comment nous approfondissons certaines des questions théoriques que la méthode CARM permet de faire émerger dans l’interaction en classe, en demandant à des sous-groupes d’EI de lire plusieurs documents écrits, d’en discuter entre elles, puis de partager les points clés, ainsi qu’en faisant des jeux de rôle pour classes multilingues. Notre objectif est de faire « émerger » (Kiraly, 2013) des compétences pertinentes pour travailler comme interprète en dialogue dans les services publics, dont les institutions de soins ne constituent qu’un exemple. Nous partons en effet de l’idée que la compétence d’interprétation, tout comme celle de traduction décrite par Kiraly (ibid.), est un réseau de sous-compétences qui émergent tout au long de la formation et de la profession des interprètes et qui incluent l’exercice d’un esprit critique outre la capacité d’analyser une situation complexe et d’identifier ses éléments fondamentaux dans un contexte donné. Nous sommes par ailleurs d’accord avec Kiraly quand il affirme que « such competence is not build up bit by bit through the accretion of knowledge, but creates itself through the translator’s embodied involvement (habitus) in actual translation experiences » (ibid. : 203), d’où l’intérêt d’analyser la participation de nos EI à trois expériences didactiques que nous avons co-construites, l’une après l’autre, dans le cadre d’un cours d’interprétation. Cette analyse ne va pas nous permettre de généraliser nos résultats, mais elle aura tout de même le mérite de nous aider à parvenir à une meilleure compréhension de l’imbrication de ces trois activités spécifiques, ce qui pourrait aider d’autres collègues à mieux comprendre leurs propres cas locaux (ibid. : 205).
1. Un aperçu du cours de théorie et pratique de l’interprétation en dialogue spécialisée
Le cours de Teoria e prassi dell’interpretazione dialogica specializzata5 est un cours transversal adressé aux 32 EI qui réussissent le test d’admission au Master en interprétation de l’Université de Bologne à Forlì. Le cours est tenu en italien, langue commune – et généralement maternelle – de la classe, où les cinq paires linguistiques testées à l’entrée sont initialement regroupées6. Le cours se compose en effet de deux parties : la partie théorique, que nous assurons personnellement et que nous documenterons ici, consiste en 30 heures de cours transversales étalées sur les sept premières semaines du premier semestre et s’articule en une semaine d’introduction à l’interaction interprétée (où nous introduisons le concept de coordination et les différents types de restitutions ou « renditions » de Wadensjö, 1998), plus cinq semaines de focus sur autant de domaines spécifiques, et enfin une semaine conclusive sur la gestion des émotions dans des contextes particulièrement délicats ; la partie pratique, que sept collègues assurent sous notre supervision, consiste par contre en 40 heures d’exercices par paires linguistiques (dont 20 heures en langue B et 20 heures en langue C7) qui se déroulent à partir de la semaine 8 du premier semestre.
Nous nous bornerons, ici, à la présentation du premier domaine spécifique (le médical), dans le but de montrer l’utilisation que nous faisons de la méthode CARM et de deux autres activités didactiques qui mettent la focale sur la fonction de coordination des interprètes. Même si elle s’avère très présente et importante dans les interactions authentiques (Baraldi et Gavioli, 2012), la coordination est en effet difficile à exercer à travers les jeux de rôle traditionnels (Niemants, 2015), qui pourtant constituent le « noyau dur » de la formation des EI, tant à Forlì (Ballardini, 2006 : 66) qu’ailleurs (Pöchhacker, 2004 : 187 ; Rudvin et Tomassini, 2011 : 94-109 ; Cirillo et Radicioni, 2017 ; Dahnberg, 2023). Initialement mise au point par Stokoe (2011a) pour la formation d’autres types de professionnels travaillant dans des services riches en communication (comme les établissements de soins, les bureaux de police, les écoles, les contextes impliquant la vente et/ou la médiation de conflits), cette méthode a été ensuite testée dans la formation de nos EI (Niemants et Stokoe, 2017). Au cours de la dernière décennie, la méthode CARM est ainsi devenue une entrée du Dictionary of Education and Assessment in Translation and Interpreting Studies (Dastyar, 2019) et elle a été utilisée par d’autres collègues, en s’avérant utile pour former non seulement les EI (Krystallidou, 2014 ; Dal Fovo, 2016, 2018), mais aussi leurs formateurs (Wadensjö, 2014), ainsi que les interprètes en exercice et les prestataires de services qui ont recours à l’interprétation (Niemants, Belisle Hansen et Stokoe, 2023).
Ne pouvant pas rendre compte de toutes ces utilisations, nous nous concentrerons ici sur l’éducation supérieure des EI et nous allons argumenter que la méthode CARM peut convenir non seulement dans des cours bilingues impliquant deux langues à la fois, comme c’est le cas dans Niemants et Stokoe (2017) et dans les travaux des collègues cités supra, mais aussi dans des cours monolingues s’adressant à différents profils linguistiques et couvrant plusieurs contextes professionnels, comme c’est le cas dans la première partie du cours que nous venons d’esquisser. Nous montrerons également le bienfondé d’une démarche didactique se composant de trois activités qui se suivent, permettant ainsi de revenir sur certains points problématiques et de réfléchir aux conséquences de ses propres actions de traduction et coordination.
2. Quelques repères théoriques et méthodologiques
La méthode CARM présuppose que l’enseignant ait une formation en analyse conversationnelle (CA) et utilise des extraits anonymes de conversations authentiques, enregistrées in situ (par l’enseignant lui-même ou par d’autres analystes) dans le cadre du travail quotidien d’une institution, dans le but d’apprivoiser ce qui se passe réellement dans les rencontres entre prestataires et bénéficiaires d’un service. Partant de l’observation de Stokoe, selon qui même les apprenants ayant une grande expérience dans un certain contexte professionnel ont des difficultés à prédire ce qui fonctionne, ainsi qu’à articuler une « tacit knowledge of their own practices, despite the fact that “they can do it” in real situations » (2011b), la méthode CARM nous semble particulièrement pertinente pour la formation des EI dans des cours universitaires. N’ayant généralement aucune expérience professionnelle, ces dernières ont en effet encore plus de mal à jouer, en classe, un rôle qu’elles n’ont jamais eu dans la vie réelle. Mais c’est pourtant ce qu’on leur demande de faire dans les jeux de rôle qui sont traditionnellement utilisés dans la formation en interprétation, où l’EI joue le rôle d’interprète pour deux personnes (généralement les professeurs) ne parlant pas la même langue. Or, nous ne proposons pas d’éliminer ces jeux de rôle « traditionnels », mais plutôt de les utiliser après la méthode CARM, qui en peu de mots consiste à reproduire un extrait de conversation authentique (dans notre cas généralement bilingue et avec interprète), à le bloquer sur un tour problématique qui demande une prise de décision (les « choice points » de Hepburn et al., 2014 : 248), à demander aux EI d’imaginer et de produire l’action suivante et enfin à regarder ce qui s’est effectivement produit dans la suite de l’extrait authentique, en discutant de ses conséquences.
2.1. La collecte des données
Pour documenter l’entrée progressive des EI dans des conversations collectées dans des services de santé où nous avons mené nos recherches et faisant partie de la banque de données AIM8, nous avons fait une analyse des enregistrements d’interaction en classe réalisés au premier semestre de l’année académique 2022-2023, pour un total d’environ 5 h 20 divisées en quatre cours, tenus entre le 6 et le 14 octobre 2022.
Tableau 1 – Les données d’interaction en classe
Nom du cours | Durée des enregistrements audio (1) et vidéo (2) | Contenu des enregistrements |
Cours 1 | 52 minutes | Introduction au CARM (ici exclue de l’analyse) |
Cours 2 | 1 heure 30 minutes | CARM dans le domaine médical (1re activité infra) |
Cours 3 | 1 heure 30 minutes | Discussion sur les lectures (2e activité infra) |
Cours 4 | 1 heure 30 minutes | Jeu de rôle pour classe multilingue (3e activité infra) |
Ces enregistrements ont été réalisés à l’aide d’un enregistreur audio Zoom H4nPro (pour une captation de la parole de qualité suffisante à la transcription) et de deux caméras Full HD sur pied (pour avoir deux angles et une bonne vision de l’interaction, l’une étant tournée vers la classe et l’autre vers l’écran). Ces instruments ont été placés discrètement, afin de ne pas perturber le déroulement des cours, et maniés par notre doctorante Marieke De Koning, responsable de la captation d’interactions auxquelles nous participions premièrement sous la casquette d’enseignante, mais également sous celle de chercheure dont la visée était, comme nous le faisons maintenant en suivant la suggestion de Kiraly (2013), de réfléchir à la co-construction de l’interaction en classe et à l’émergence de compétences de traduction et coordination chez les EI.
Les 32 EI ayant fait l’objet des enregistrements audio et vidéo ont également été invitées à répondre à deux questionnaires anonymes, qui représentent le deuxième type de données collectées pour la recherche. Le pré-questionnaire (rempli avant le CARM via Microsoft Forms par 30 EI lui ayant consacré en moyenne 30 minutes) se composait de 25 questions et visait à recueillir des informations sociodémographiques et d’éventuelles connaissances et expériences antérieures dans le domaine médical, alors que le post-questionnaire (remplis après le CARM toujours via Microsoft Forms par 27 EI lui ayant consacré en moyenne 24 minutes) contenait la moitié des questions et visait à vérifier des changements éventuels de perception et de connaissances, ainsi que les impressions des EI sur la méthode CARM9.
2.2. La transcription et l’analyse des cours enregistrés
Une fois obtenu l’accord de toutes les EI impliquées, nous avons préparé le terrain pour transcrire notre corpus d’interactions à l’aide du logiciel ELAN10, qui permet de synchroniser plusieurs fichiers audio et vidéo11. Avant même de procéder à la transcription, nous avons édité les enregistrements à l’aide d’Audacity (pour l’audio) et d’OpenShot (pour la vidéo), dans le but de disposer de fichiers plus courts classés par sous-activité. Dans le cas de l’enregistrement portant sur la méthode CARM dans le domaine médical (Cours 2), l’activité a été divisée en quatre sous-activités (A, B, C et D), correspondant à autant d’extraits authentiques. Nous avons ainsi obtenu douze fichiers, à savoir trois 2A, trois 2B, trois 2C et trois 2D et chaque triplette de fichiers a été synchronisée dans ELAN.
Comme nous le montrerons infra, ce logiciel nous a permis d’associer un regard quantitatif – porté sur le nombre d’intervenantes à chaque sous-activité CARM et sur la durée de leurs tours de parole – à une analyse qualitative de quelques séquences affichant la participation verbale et non-verbale des EI à l’interaction en classe. Ce double regard vise à quantifier et qualifier la participation des EI à l’une des sous-activités CARM (la 2B affichée supra), en mettant en évidence les particularités de cette méthode par rapport aux jeux de rôle traditionnels. Comme on le verra plus bas, la méthode CARM permet la participation d’un nombre élevé d’EI et les encourage à observer et mettre en œuvre non seulement des actions de traduction mais aussi de coordination d’une communication asymétrique par moments difficile, où les prestataires peuvent produire des actions problématiques et où suite à une traduction parfaite d’un point de vue linguistique et pragmatique le bénéficiaire pourrait ne pas comprendre. Par contre, dans les jeux de rôles où deux enseignants de langues différentes se basent sur un scénario pré-rédigé (comme ceux qui sont proposés par Rudvin et Tomassini, 2011 : 140-217), les EI produisent principalement des traductions de tours déjà établis et les moments de coordination, qui peuvent être rendus pertinents par les participants à l’interaction simulée mais sont difficiles à anticiper dans la version écrite du scénario, se limitent souvent à des séquences de réparation de la compréhension de l’EI jouant le rôle d’interprète (Niemants, 2015).
Dans le but de montrer le sens de notre progression pédagogique, dans cette étude nous présenterons une analyse conversationnelle (Sacks, Schegloff et Jefferson, 1974) de sept séquences d’interaction, qui ont été transcrites en suivant les conventions ICOR du projet CORINTE12 et qui représentent ce qui s’est produit en classe lorsque nous avons proposé la méthode CARM (1re activité analysée dans 3.1), la discussion des lectures (2e activité analysée dans 3.2) et le jeu de rôle (3e activité analysée dans 3.3).
3. Le domaine médical à la loupe : trois activités pour un seul contexte professionnel
La méthode mise au point par Stokoe ainsi que les deux autres activités qui la suivent seront ici exemplifiées en utilisant des extraits, tant d’interactions authentiques enregistrées pendant nos recherches que d’interactions en classe enregistrées pendant nos cours, qui impliquent l’anglais, le français et l’italien. Il va sans dire que la méthode CARM peut facilement être adaptée à d’autres langues, comme nous l’avons montré dans Niemants, Belisle Hansen et Stokoe (2023), à condition que l’enseignant dispose d’un corpus d’interactions authentiques et/ou ait accès aux corpus de collègues chercheurs13.
3.1. La méthode CARM en pratique
Pour cette étude, nous allons nous focaliser sur la sous-activité 2B, qui a une durée totale de 21 minutes et demie et qui porte sur un extrait de consultation authentique en italien et anglais, langue connue de la plupart de nos EI, que nous avons en partie analysé dans Falbo et Niemants (2020 : 54).
La première partie de l’extrait authentique, qui ne dure que 21 secondes, concerne un test de diagnostic prénatal (traslucenza nucale, « clarté nucale ») et la médecin (D) entame une séquence de pré-accord introduite par l’expression spiegale, « explique-lui » (voir Gavioli, 2015), où elle demande à l’interprète (I) d’expliquer à la patiente (P) qu’elle peut faire ce test si on trouve de la place, c’est-à-dire si on parvient à le réserver. En classe, nous jouons cet extrait de façon à ce que la transcription soit synchronisée à l’audio (voir notre image à droite de la Figure 2), puis nous attendons la réaction des EI, que nous allons analyser dans 3.1.2 infra.
La seconde partie de l’extrait authentique (Figure 3 infra), qui dure 32 secondes et apparaît toujours progressivement avec l’audio qui lui correspond, montre comment I réagit à la requête de D en expliquant en anglais en quoi consiste ce test de dépistage de la manière qu’elle considère la plus appropriée, c’est-à-dire en constatant d’abord que certains enfants naissent sans problèmes alors que d’autres en ont, et en expliquant ensuite (dans des tours que nous ne montrons pas ici) qu’il est possible de les détecter pendant la grossesse et enfin en quoi le test de la clarté consiste.
Nous proposons cet extrait car il suscite, comme on le verra, de vifs débats parmi les EI. Nous allons les analyser en observant d’abord les chiffres qui quantifient la participation verbale des EI et ensuite leurs tours de parole en interaction, en revenant également sur le geste que nous faisons dans l’image en bas à droite de la Figure 3.
3.1.1. L’analyse de la participation verbale à partir des statistiques d’ELAN
Pour ce qui est des chiffres, les deux parties de l’extrait authentique affichées dans les Figures 2 et 3 durent dans l’ensemble 53 secondes, sur une durée totale de plus de 21 minutes de sous-activité consacrées à cet extrait. Il en découle qu’il reste une vingtaine de minutes d’interaction en classe, co-construite entre les EI qui prennent individuellement la parole (tier STU1, STU2, STU3 etc.)16, la classe qui s’exprime de façon chorale (tier CLASS), et nous, enseignante (tier PRO dans ELAN).
La Figure 4 offre un aperçu de notre bureau de chercheure : à droite se trouve la fenêtre de transcription, où le tier SLI (slide) contient les mots prononcés dans la consultation authentique que nous avons montrée supra (Figures 2 et 3) et les vues des deux caméras, alors qu’à gauche se trouvent les statistiques de l’interaction qui se déroule en classe autour de cet extrait authentique.
Plus précisément, dans la fenêtre de transcription à droite on aperçoit, dans l’encadré vertical, la longue liste de tiers créés pour cette sous-activité : en réaction à la première et à la seconde partie de l’extrait authentique transcrit dans SLI, 15 EI prennent la parole individuellement (de STU1 à STU15) ainsi que collectivement (CLASS), avec nous en tant qu’enseignante (PRO). Si l’on ordonne les statistiques par nombre d’annotations, qui correspondent aux tours de parole de chaque participante et sont encadrées dans la deuxième colonne à gauche de la Figure 4, PRO est en tête de liste, avec 76 annotations témoignant de notre « dominance quantitative » (Orletti, 2000 : 14-17 [traduit par nos soins]). Ensuite, nous trouvons STU13, avec 15 annotations, CLASS avec 9, et puis au fur et à mesure les autres EI, qui interviennent d’un minimum de 1 à un maximum de 8 fois. Avant même de poser un regard qualitatif sur cette interaction en classe, à partir de ces chiffres nous déduisons que l’utilisation de la méthode CARM permet la participation active de la moitié des 31 EI présentes ce jour-là en cours17.
Si l’on ordonne les statistiques par durée totale des annotations, le tableau est le suivant :
En observant les colonnes Tier (la première), Number of annotations (la deuxième) et Total Annotation Duration (la septième) de la Figure 5, on remarque trois aspects intéressants. En premier lieu, PRO affiche toujours sa dominance quantitative, puisque non seulement nous avons le plus grand nombre d’annotations, mais nous parlons pendant plus de la moitié du temps (700 secondes soit environ 11 minutes et demie) ; nous sommes toujours suivie de STU13, qui intervient davantage que ses pairs et parle pendant plus de 2 minutes et demie, mais l’ordre des autres EI et la position de CLASS changent. En effet, et c’est là le deuxième aspect intéressant, la classe intervient 9 fois de façon chorale, mais dans des tours extrêmement courts (prenant 14 secondes au total), remplis de rires et de phénomènes non verbaux par lesquels la classe réagit aux extraits authentiques et aux propos des autres participantes. Nous observons enfin que, alors que STU6 et STU9 demeurent celles qui participent le plus (après STU13), et que STU5, STU11, STU7 et STU4 demeurent celles qui participent le moins, entre ces deux extrêmes, il y a des changements de position, que seule l’analyse qualitative pourra nous expliquer en nous permettant d’observer leurs tours de parole à l’intérieur de plusieurs séquences d’interaction en classe.
3.1.2. L’analyse de la participation verbale et non verbale à partir de quelques séquences d’interaction
L’exemple (1) commence immédiatement après la présentation de la première partie de l’extrait authentique (Figure 2 supra), au moment où plusieurs EI affichent leur perplexité, que nous verbalisons au tour 4. La classe réagit en rigolant et nous demandons alors aux EI ce qui est à l’origine de leur communication non verbale. Après presque 3 secondes de silence, STU1 s’auto-sélectionne et inaugure un échange qui impliquera jusqu’à 9 EI. Nous en présentons seulement les premiers tours, divisés en (1a) et (1b), que nous analyserons en nous attardant sur les séquences en caractères gras, afin de montrer la façon dont nous stimulons la participation de 5 EI que nous appellerons maintenant par leurs noms fictifs pour mieux rendre compte de l’interaction en classe : STU1 (Sonia), STU2 (Serena), STU3 (Irina), STU4 (Silvia) et STU5 (Greta).
Dans les premiers tours de l’extrait, nous thématisons la communication non verbale des EI : au tour 2, nous décrivons la réaction typique après cet extrait et au tour 4, la réaction de ce groupe en particulier. Sonia s’auto-sélectionne au tour 5 et nous accusons réception par « okay » au tour 6, en reproduisant ainsi un format assez traditionnel de l’interaction en classe. Nous observons ensuite une séquence co-construite par Sonia, Serena et Irina (de 7 à 14) à laquelle nous ne contribuons que par un « okay » qui se chevauche avec une partie du tour 12 de Sonia, qui maintient la parole et termine d’exprimer sa pensée à propos de la culture, le premier thème qui se dégage spontanément de cette discussion et que nous chercherons ensuite à formuler de façon non stéréotypée (voir Galanti, 2015 : XI). Dans le tour 17, nous invitons également à en dire davantage sur l’utilisation des pronoms, un deuxième thème de discussion qui avait été lancé par Serena au tour 7 : c’est Serena elle-même qui lève la main et explique ce qu’elle entendait, en construisant ainsi une autre séquence assez traditionnelle entre enseignante et étudiante (de 18 à 23).
Les deux séquences de tours en caractères gras de la partie (1b) infra montrent la façon dont nous thématisons ou anticipons verbalement les bulles qui sont progressivement affichés à l’écran pour orienter la discussion.
Plus précisément, dans le tour 29, nous dirigeons la discussion vers le premier tour de D (lignes 1-3, « Alors explique-lui la chose de la clarté nucale c’est-à-dire la clarté nucale qu’elle peut faire si nous trouvons de la place pour voir le syndrome de Down explique-lui qu’il y a cet examen » [traduit par nos soins]), qui est formulé de façon à ne pas pouvoir être traduit tel qu’il est et donc positionne l’interprète comme quelqu’un qui devrait expliquer plutôt que traduire le test de diagnostic en question. Autrement dit, on demande à l’interprète d’exercer son agentivité (Baraldi, 2023) et de décider comment réagir à ce positionnement (Delizée, 2021 ; Mason, 2023), en produisant une action de coordination plutôt que de traduction.
Après avoir expliqué en quoi le test consiste, de façon à ce que les EI partagent le même terrain de connaissances que les participantes à l’interaction authentique, dans le tour 32 nous demandons la signification d’une expression contenue dans le premier tour de parole de D, à savoir se troviamo posto, « si nous trouvons de la place » (voir Figure 6 supra). Silvia, Sonia et Greta répondent en se chevauchant partiellement et nous terminons la séquence en félicitant Greta, qui a compris qu’il s’agit d’un indice de contextualisation (Gumperz, 1992) évoquant l’institution de soins dans laquelle cet extrait authentique se déroule, où il n’est pas toujours possible de faire un examen de la clarté même lorsqu’on le souhaite et où il est donc important de le réserver dès que possible.
Maintenant que nous avons donné une idée de la façon dont nous discutons de questions théoriques telles que l’agentivité, le positionnement et les indices de contextualisation en partant de la pratique des interprètes dans les extraits authentiques proposés, nous montrerons ce qui se produit au moment où, après avoir écouté plusieurs propositions de réactions à ligne 10 de la Figure 6, nous reproduisons ce que l’interprète de l’extrait a effectivement dit. L’exemple (2a) commence par un tour de STU9 (Sara), qui propose ce qu’elle dirait à une patiente francophone si elle était l’interprète dans cette situation19, ce à quoi nous réagissons en reformulant ce que Sara avait affirmé avant de traduire, à savoir que la réaction de l’interprète dépend du contexte, de son expérience dans le domaine et de sa compétence linguistique, car la deuxième ou la troisième fois qu’on entend parler de la clarté nucale on pourrait réagir différemment. L’exemple affiche ensuite la discussion qui a suivi la reproduction de la seconde partie de l’extrait authentique, qui n’est pas retranscrite ici (voir Figure 3 supra). Nous verrons que le début de cette discussion est co-construit par quatre EI, à savoir STU10 (Valérie), STU11 (Danica), STU12 (Agata) et STU13 (Giorgia) qui, dans la suite de l’exemple (2b), va confirmer par ses mots la dominance que nous avons déjà repérée supra, en comptant le nombre et la durée de ses tours de parole.
Immédiatement après la reproduction de la seconde partie de l’extrait authentique (passage non transcrit entre les tours 2 et 3), Valérie fait un geste de la main droite, que nous thématisons verbalement et reproduisons non verbalement en lui demandant ce que ce geste signifie (voir tours 3-4 de l’exemple (2a) et notre image en bas de la Figure 3 supra). Valérie dit alors que sa réaction vient du fait que l’interprète de l’extrait authentique n’a rien dit de ce qu’elle devait dire et Danica s’aligne sur ce propos, en affirmant qu’à la place de la patiente elle n’aurait rien compris. Au tour 7, nous témoignons du fait que plusieurs EI ont levé la main et nous attribuons la parole à Agata, qui n’avait pas parlé jusqu’à ce moment-là. Après cet échange assez traditionnel entre étudiante et enseignante, qui a tout de même le mérite de remettre en question la notion de « expanded rendition » de Wadensjö (1998) en partant de la perplexité de la classe affichée choralement au tour 13, c’est Giorgia qui s’auto-sélectionne pour commenter la question du syndrome de Down (également connu sous le nom de trisomie 21), qu’Agata avait introduite au tour 10. Dans ce cas également, outre l’échange enseignante-étudiante, nous avons une réaction chorale de la part de plusieurs EI de la classe, qui au tour 23 font oui de la tête en se chevauchant avec nous et avec Giorgia. Dans la suite de l’exemple, Giorgia reprendra la parole pour clarifier davantage sa critique de la réaction de l’interprète dans l’extrait.
Après une reformulation de notre part (tour 25), Valérie reprend aussi la parole pour dire que, même si elle est d’accord avec Giorgia (Giorgia sono d’accordo con te), elle considère que c’est la soignante qui, en demandant à l’interprète de faire quelque chose qui n’est pas de son ressort, de fait la positionne et l’autorise à expliquer ce test comme elle peut, sans trop s’attarder sur des détails techniques (tours 28, 30, 32). Giorgia manifeste son écoute active par ses tours régulateurs (29, 31, 33), puis elle demande la permission de répondre à Valérie, ce qui montre que, tout en demeurant silencieuse, nous restons le metteur en scène d’une conversation inégale (voir Orletti, 2000), où les EI ont toutefois de l’espace pour discuter directement entre elles20. Tout comme Valérie utilisait le nom de Giorgia dans son tour 28, cette dernière s’adresse directement à Valérie dans son tour 37 (hai ragione Valérie) et par la même conjonction adversative (però) elle exprime son point de vue.
Dans son ensemble, l’exemple (2) montre deux types de séquences récurrentes dans notre corpus de sous-activités CARM : d’une part, des séquences traditionnelles où nous attribuons la parole, par levée de main, à qui n’a pas encore parlé (comme Agata) ; de l’autre, des séquences où les EI interagissent entre elles et où nous agissons en tant que facilitatrice d’une discussion dans laquelle les EI sont très présentes, tant d’un point de vue quantitatif qu’interactionnel, et ce non seulement à travers des prises de parole mais aussi dans les tours de leurs pairs (comme Giorgia et Valérie). Ces deux types de séquences permettent aux EI d’exprimer leur point de vue sur les actions de l’interprète de l’extrait authentique, en prenant ainsi conscience de différentes formes de traduction de la parole d’autrui (les « renditions » de Wadensjö), ainsi que d’actions de coordination qui peuvent s’avérer nécessaires au moment où le personnel soignant produit des tours de parole ne pouvant pas être traduits tels quels.
3.2. La discussion à partir des lectures
Une fois l’activité CARM terminée, nous téléchargeons sur la plateforme virtuelle de notre université (https://virtuale.unibo.it/) des lectures d’approfondissement que les EI doivent faire avant le cours suivant (Cours 3). Ces lectures sont assignées à des groupes linguistiques homogènes à l’exception des EI d’allemand et de russe qui, étant généralement moins nombreuses que celles d’anglais, français et espagnol, sont réunies dans un seul groupe.
Les lectures peuvent inclure des codes de déontologie de la profession, des interviews avec des interprètes travaillant dans le domaine médical, des formulaires à remplir (et traduire à vue) lorsque des patients (étrangers) sont hospitalisés, donc une vaste gamme de documents écrits permettant de montrer la complexité de la profession dans un domaine où il est parfois difficile de prendre des décisions, entre autres parce que les primo-participants ouvrent parfois des scénarios imprévus et les indications contenues dans les codes ne sont pas toujours cohérentes et sont parfois même opposées (par exemple, il y en a qui disent de ne jamais accepter de cadeaux de la part des clients, alors qu’il y en a d’autres qui invitent à les accepter si les clients devaient percevoir un refus comme impoli).
Pour illustrer comment cette deuxième activité se déroule, nous prendrons le cas du groupe de français et nous présenterons un extrait d’interaction où Valérie, ici STU2 car c’est la deuxième EI qui a pris la parole dans cette sous-activité (v. note 14), présente au reste du groupe les points essentiels du Guide pour la médiation interculturelle dans les soins de santé (Verrept et Coune, 2016)21 et les règles générales qu’un médiateur devrait suivre.
Cet exemple montre que deux autres EI du groupe de français réagissent aux propos de Valérie (l’une par un tour régulateur et l’autre par ses rires) et quelques instants après une EI qui s’appelle Léa complètera (dans des tours que nous ne montrons pas) la présentation de Valérie, en expliquant le modèle de l’échelle, par lequel ce guide belge illustre « le paquet de tâches du médiateur interculturel » (Verrept et Coune, 2016 : 13), en schématisant leur complexité grandissante, qui va de l’interprétation linguistique jusqu’à la défense des patients. L’exemple (3) montre en outre la façon dont Valérie fait naturellement le lien entre cette lecture et ce qui a été discuté en classe pendant l’activité CARM, quand la soignante disait spiegagli questa cosa, « explique-lui cette chose-ci » (Figures 2 et 6 supra).
Dans la deuxième partie de cette activité, les quatre sous-groupes d’EI partagent le fruit de leurs lectures et de leur discussion avec le reste de la classe, dans un ordre qu’elles choisissent elles-mêmes, mais sans jamais dépasser les dix minutes par groupe (nous utilisons un minuteur). Le groupe mixte d’EI d’allemand et de russe, à qui nous avions attribué des interviews d’interprètes, a choisi une porte-parole et orienté la discussion – à laquelle 10 EI ont participé – sur l’acceptation de cadeaux de la part des patients (comme on l’écrivait supra les codes ne s’accordent pas et les interviews, quant à elles, ont rajouté matière à réflexion à cet égard) et sur l’utilisation de la première ou de la troisième personne dans les tours de traduction (un autre sujet assez débattu où il n’y a pas toujours de cohérence entre les indications des codes et ce que les interprètes interviewées affirment faire dans la réalité de la profession en milieu hospitalier). Les EI d’anglais ont également choisi une seule porte-parole, qui a soulevé, entre autres, le thème du code vestimentaire (présent dans les lectures d’approfondissement et pertinent pour un domaine médical où les interprètes portent parfois la même chemise que le personnel soignant, ce qui peut porter à confusion) et animé une discussion à laquelle ont à nouveau participé 10 EI. Le groupe de français a préféré parler « à trois voix », dont celles de Valérie et de Léa, et ce faisant il a pris plus de temps pour présenter le guide belge mentionné supra. Cela a vraisemblablement limité un peu la participation du reste de la classe à cette partie de la discussion, où seuls 6 EI ont pris la parole au total, dont une qui s’est auto-sélectionnée pour faire un commentaire et qui a ensuite été la porte-parole pour son groupe d’hispanophones.
Plus par manque de temps que de volonté, seuls 3 EI ont pris la parole pendant la dernière partie de la discussion consacrée aux lectures du groupe d’espagnol. Or, même sans descendre dans le détail des statistiques de ces 45 minutes totales d’interaction en plénière dans ELAN, nous déduisons que tout en renversant le format d’interaction en classe (puisque ce sont les EI qui présentent leurs lectures et animent les dix minutes consacrées à chaque groupe alors que nous sommes en retrait, à gauche de la Figure 9 supra), cette seconde partie de l’activité 2 comporte une plus faible participation verbale des EI par rapport à l’activité CARM (nous avons ici un maximum de 10 EI sur 32 contre les 15 sur 31 de la sous-activité 2B). L’activité 2 dans son ensemble permet tout de même aux EI de continuer à discuter et à réfléchir, surtout dans la première partie en sous-groupes linguistiques homogènes (v. exemple 3 et Fig. 8), sur la complexité de l’interprétation dans le domaine médical.
3.3. Le jeu de rôle pour la classe multilingue
Dans le but de faire travailler tout le monde, nous proposons une troisième activité, à savoir un jeu de rôle conçu par Preziosi et Garwood (2017) pour des classes multilingues telles que la nôtre. Comme l’expliquent bien Francis (1989) et Linell et Thunqvist (2003), les jeux de rôles correspondent à un monde (le cadre de la simulation) dans un monde (le cadre du jeu) et il en existe plusieurs types, selon la présence ou non d’un scénario écrit et d’un professionnel du domaine que l’on simule. Dahnberg (2023 : 294) distingue par exemple entre jeux de rôle fermés (avec scénario, bilingue ou monolingue) et ouverts (avec des cartes de simulation), ainsi qu’entre jeux de rôles professionnels (avec par exemple un vrai soignant), semi-professionnels (avec un enseignant jouant le rôle du soignant) et non professionnels (entre étudiantes).
Le jeu de rôle que nous proposons à notre classe multilingue est fermé, avec un scénario de départ en italien, et non professionnel, dans la mesure où les EI elles-mêmes jouent le rôle tant de la soignante que de la patiente et de l’interprète, après avoir travaillé sur le scénario que nous leur proposons en trois phases.
Phase 1 (20 minutes) Les 32 EI sont divisées en 3 groupes multilingues de 10/11 EI chacun : un groupe reçoit la première partie du scénario (A) et les EI doivent se préparer à prononcer les tours de parole de la patiente dans leur langue B et chercher à imaginer ce qui suit (ce seront les EI 1A, 2A, 3A, etc.) ; un autre groupe reçoit la deuxième partie (B) et les EI doivent se préparer à prononcer les tours de parole de la patiente dans leur langue B et chercher à imaginer ce qui précède (ce seront les EI 1B, 2B, 3B, etc.) ; le dernier groupe reçoit la partie (C) contenant tous les tours de parole de la soignante italophone et les EI doivent se préparer à les lire et imaginer ce que dit la patiente en langue étrangère (ce seront les EI 1C, 2C, 3C, etc.). À ce stade, chaque EI dispose donc seulement d’une partie du scénario.
Phase 2 (30/40 minutes) Les 32 EI sont divisées en 10 groupes de 3 EI chacun, les exclues jouant le rôle d’observatrices. Chaque triade se compose, par exemple, de toutes les EI n° 1 (1A, 1B, 1C), toutes les n° 2 (2A, 2B, 2C), etc. et au moins 2 EI sur 3 partagent la même langue étrangère de façon à pouvoir jouer alternativement le rôle de patiente et d’interprète, alors que la troisème EI est préférablement de langue étrangère différente et lit les répliques de la soignante italophone sans réellement comprendre ce que les deux autres disent. À ce stade, les EI co-construisent donc la simulation en partant de leurs scénarios partiels et une fois ce jeu de rôle non professionnel terminé, elles commencent très naturellement à discuter entre elles de la façon dont cela s’est passé, en se focalisant généralement sur les choix de traduction.
Phase 3 (20/30 minutes) La dernière partie du cours, en plénière, est consacrée à des commentaires généraux sur les difficultés rencontrées et/ou observées, éventuellement à l’aide d’observatrices.
Dans ce qui suit nous allons illustrer ce qui peut se produire dans chacune de ces trois phases en misant à nouveau sur les EI de français.
3.3.1. Phase 1 dans les groupes multilingues
Bien que nous ayons enregistré cette première phase, nous avons rencontré plusieurs difficultés de transcription dans la mesure où les trois groupes (A), (B) et (C) travaillent en même temps et qu’à l’intérieur de chaque groupe multilingue les EI ont tendance à discuter par sous-groupes linguistiques, ce qui rend les chevauchements nombreux et l’audio par moment inintelligible. Par exemple, dans le cas du groupe (A) qui a reçu la première partie des tours de parole d’une patiente enceinte, deux conversations parallèles se sont spontanément créées : l’une entre des EI francophones, dont Valérie, se préparant à prononcer ces tours de parole en français ; l’autre animée par des EI hispanophones qui se posaient des questions sur la façon de rendre ces mêmes tours en espagnol, alors que les autres EI d’anglais, de russe et d’allemand ont travaillé chacune de son côté.
En théorie, le fait de créer des groupes multilingues devrait permettre aux EI d’échanger leurs points de vue et leurs stratégies en allant au-delà de la simple recherche d’équivalents linguistiques, et il nous est arrivé plusieurs fois d’assister à de tels débats inter-linguistiques, par exemple sur la façon d’aborder des questions délicates telles que la mort, ou la sexualité, dans une langue-culture ou dans une autre. Mais dans le cours que nous avons enregistré, les conversations des EI se sont plutôt polarisées autour de leurs langues de travail et de la façon dont on traduit, par exemple, l’expression è morta (« elle est morte »), ou les termes « diabète » et « hypertension ».
3.3.2. Phase 2 dans les triades
Pour illustrer ce qui se passe dans cette deuxième phase du jeu de rôle, nous allons prendre l’exemple d’une triade de français, où Valérie (ici STU7, à droite de la Figure 10) joue le rôle de l’interprète et Léa (ici STU8, à gauche de la Figure 10) celui de la patiente francophone. L’EI qui joue le rôle du soignant italophone, Blu (STU2, au centre de la Figure 10), n’a pas le français parmi ses langues d’études et n’est donc pas en mesure de comprendre ce que Valérie et Léa disent.
En suivant notre scénario, qui volontairement fait allusion à la clarté nucale en reprenant les mots prononcés par la soignante dans la Figure 2 supra, Blu co-construit une séquence de pré-accord en italien avec Valérie. Au tour 5, il répond spontanément à la question d’éclaircissement qu’elle formule à propos de la clarté nucale.
Le sourire que Valérie fait au tour 2 vers la caméra, près de laquelle nous nous étions placée à ce moment-là de l’interaction en classe, montre que cette EI reconnaît le test de dépistage qui avait été thématisé dans la sous-activité CARM analysée supra. Quand Blu termine son tour de parole, Valérie lui demande si c’est une prise de sang ou une échographie, et une fois l’explication reçue elle dit d’abord de quoi elle a parlé avec le soignant (« j’étais juste en train de: comprendre un petit peu ce qu’on doit faire maintenant »), elle traduit ensuite la première partie du tour de Blu (celle qui concernait la visite), elle thématise enfin « une visite très particulière mais très très importante », dont elle ne traduit pas le nom mais dont elle dit qu’elle se compose d’une échographie et d’un examen de sang non invasif, ce après avoir expliqué, un peu comme le faisait l’interprète de l’extrait joué avec la méthode CARM (Figure 3 supra), que les enfants peuvent naître « avec des complications avec des difficultés des problèmes » et que cette visite sert à « prévenir » cela et à « comprendre si l’enfant va naître bien ». La patiente réagit en manifestant son indécision, que Valérie restitue en italien en utilisant la troisième personne (« la patiente dit », au début du tour 10).
Dans la discussion que cette triade a spontanément entamée à la fin du jeu de rôle, Valérie est revenue sur sa traduction des mots du soignant en disant qu’elle avait totalement éliminé le mot technique, qui selon elle ne faisait pas sens, ce à quoi Blu a réagi en disant qu’au fond Valérie était libre de faire comme elle le souhaitait, étant donné qu’il lui avait clairement dit, au tour 7, « puis expliquez-lui de la façon que vous considérez la plus nécessaire que nous devons réserver la visite ». Malgré cette réaction rassurante de la part d’un pair, Valérie a continué à se demander si elle avait bien fait, en admettant que « nous en avons parlé en classe mais je ne savais pas comment te dire la chose du syndrome » [italien traduit par nos soins]. Léa a également pris la parole pour avouer qu’elle avait mal géré le jeu de rôle : au moment où Valérie avait mal traduit quelque chose, elle aurait dû faire semblant de ne pas comprendre, car une vraie patiente n’aurait pas compris. Autrement dit, Léa elle-même admet que dans cette simulation, tout comme cela se vérifie souvent dans les jeux de rôle non professionnels, elle a parlé plus en tant qu’amie qu’en tant que patiente, dans la mesure où Valérie et elle se sont entraidées verbalement et non verbalement à chaque fois que quelque chose était mal traduit (par exemple lorsque le nom de la patiente a été mal épelé) ou au contraire bien fait (par exemple lorsque la date de naissance a été bien traduite). Comme le souligne Dahnberg, « fellow students role playing together can be expected to orient both towards the mock institutional talk, the classroom situation, and their interpersonal relations » (2023 : 302), ce qu’il montre à travers son exemple 5 (ibid.) et ce que nos EI n’ont par ailleurs pas de mal à reconnaître.
3.3.3. Phase 3 en plénière
À l’occasion du cours que nous avons enregistré, les 32 EI étaient toutes présentes et donc deux d’entre elles sont restées exclues des triades décrites supra et ont observé les jeux de rôles. C’est à ces deux observatrices (Arianna et Chiara) ayant assisté avec nous à ce qui se déroulait dans les triades en se déplaçant librement de l’une à l’autre, que nous avons laissé le soin d’introduire la troisième phase de l’activité en plénière.
Nous allons l’illustrer grâce à trois courtes séquences permettant d’observer deux éléments intéressants : la façon dont nous, en tant qu’enseignante, et le reste de la classe nous insérons dans cette activité animée par les observatrices ; la façon dont on revient sur la clarté nucale, d’abord dans un tour d’Arianna, qui apprécie la traduction de Valérie, et ensuite dans un tour de Giorgia (ici STU6), qui en revanche la critique.
Au début de l’exemple (5), Arianna dit apprécier la façon dont, dans certains groupes, ses pairs ont géré la traduction de questions délicates comme les maladies génétiques et la clarté nucale, et nous nous insérons au tour 2 pour commenter que nous avons justement reproposé ce test de dépistage pour vérifier comment les EI allaient réagir. Autrement dit, notre but était de vérifier si les EI allaient traduire immédiatement ce tour problématique ou si elles allaient mettre en œuvre une action de coordination, comme cela a été le cas chez Valérie qui, dans l’exemple (4), a d’abord posé une question d’éclaircissement en italien et puis commencé à traduire en français. Arianna a également apprécié, dit-elle au tour 3, la courtoisie et la gentillesse avec laquelle les soignants ont prononcé, et les interprètes ont restitué, des questions directes telles que celle sur la consommation de drogues, ce à quoi nous réagissons à nouveau pour commenter que cette gentillesse a également été exprimée par le langage du corps, par exemple là où il était question de la mort de la mère de la patiente. L’autre observatrice, Chiara, prend alors la parole au tour 7 pour dire que, même si elle n’a pas vraiment compris qui était mort car elle se déplaçait d’une triade à l’autre (ce qui provoque un petit commentaire de notre part et les rires de la classe aux tours 8-9), elle a effectivement remarqué la gentillesse dont Arianna vient de parler. Grâce aux observatrices, la classe réfléchit ici à l’importance de faire comprendre aux patients non seulement les questions des soignants mais aussi les raisons de ces questions, à travers des actions verbales et non verbales qui témoignent de plusieurs compétences (linguistique et traductive, mais aussi interculturelle et interactionnelle), ainsi que d’une délicatesse qui nous rappelle que l’entrée dans une conversation en milieu médical doit se faire « sur la pointe des pieds » (Niemants, 2023 : 299).
C’est toujours Arianna qui parle au début de l’exemple (6), où elle dit qu’elle laissera bientôt la parole à Chiara (et aux autres, précisons-nous au tour 2, pour encourager la participation de la classe), et thématise à nouveau la clarté nucale, en affichant son appréciation d’un groupe en particulier (c’est la triade de français analysée supra) où l’interprète (c’est donc Valérie) a expliqué ce qu’était ce test de dépistage sans mentionner le syndrome de Down, en montrant ainsi – selon Arianna – son attention envers la culture de la patiente.
Dans la dernière séquence que nous présentons infra (voir Fig. 12 et exemple 7), qui est tirée des toutes dernières minutes de ce cours consacré au jeu de rôle multilingue, Giorgia s’auto-sélectionne pour revenir sur ce qu’Arianna, maintenant à sa place au milieu de la salle, a dit quelques minutes plus tôt.
Le tour 1 de Giorgia montre une pratique récurrente dans notre corpus, à savoir le fait que tout en manifestant leur accord (entier ou partiel) avec ce que leurs pairs ont dit, les EI n’hésitent pas à verbaliser une opinion différente, qui est généralement introduite par une conjonction adversative (à nouveau però). Notre tour 2 montre lui aussi une pratique récurrente dans le corpus, à savoir le fait que nous reformulons souvent les propos des EI, en ajoutant des détails qui peuvent servir à faire avancer la conversation ou à compléter les connaissances sur le sujet (en l’occurrence sur l’examen de la clarté nucale que Giorgia montre connaître mais sur lequel elle admet avoir encore des doutes, voir « si j’ai bien compris »). Nous tenons ici à préciser qu’aucune EI ne connaissait cet examen lors de la sous-activité CARM, quand nous avons donné une première explication (notre tour 32 dans l’exemple 1b supra), alors qu’elles sont maintenant en mesure d’en parler et de le traduire en langue étrangère, moyennant des éclaircissements si nécessaire (comme dans l’exemple 4 supra).
Les questions problématiques contenues dans les extraits authentiques, parfois reprises dans les scénarios des jeux de rôle, permettent donc de développer des compétences (entre autres, terminologiques) et de faire émerger une diversité de points de vue : c’est justement dans les séquences d’interaction sur des positions différentes que les EI apprennent à parler, avant même qu’à interpréter, en dialogue. Ces moments de discussion en plénière nous permettent par ailleurs de focaliser l’attention des EI sur les conséquences de leurs actions de traduction et de coordination, le cas échéant sur le fait que la non-traduction du syndrome de Down pourrait laisser croire, comme le dit Giorgia, et nous le reformulons immédiatement après, que l’examen de la clarté nucale peut dépister toutes sortes de maladies génétiques, alors qu’il ne détecte que trois trisomies, dont la 21.
Conclusions
Dans cette étude, nous avons montré la façon dont nous co-construisons un cours d’interprétation en dialogue, à savoir un échange entre au moins deux primo-participants de langues différentes qui par leurs tours de parole projettent des actions de traduction et/ou de coordination de la part des interprètes. Ces dernières se trouvent ainsi en position de décider, dans l’enchaînement rapide de la conversation, comment réagir à des tours parfois problématiques, ce à quoi nous préparons nos EI en partant d’extraits d’interactions authentiques et en leur donnant plusieurs occasions de discuter de leurs choix et de réfléchir aux retombées qu’ils pourraient avoir sur la suite de l’interaction et du parcours dans lequel elle s’insère.
Le double regard quanti-qualitatif porté sur les mêmes données d’interaction en classe nous a permis de montrer que la méthode CARM se prête non seulement à une utilisation dans des classes d’interprétation bilingues, qui ont généralement un nombre assez restreint d’EI, mais aussi dans des classes multilingues de plus de 30 personnes. En observant d’abord le nombre de participantes à chaque sous-activité CARM et la durée de leurs tours de parole, et ensuite la qualité de leurs contributions verbales et non verbales à l’interaction en classe, nous avons montré que la méthode CARM permet la participation active de la moitié de la classe. En outre, elle encourage les EI à observer et produire non seulement des actions de traduction (la restitution immédiate du tour de parole qui précède, moyennant des changements qui peuvent faire l’objet de discussion en classe), mais aussi de coordination (comme une explication souhaitée par le personnel soignant ou une simple demande d’éclaircissement permettant de clarifier ce qui sera traduit par la suite). Si le nombre très élevé de tours que nous avons produits et leur durée totale pouvaient laisser croire que la méthode CARM est fortement dominée par l’enseignante, l’analyse conversationnelle de plusieurs séquences a montré que notre participation se limite souvent à des tours régulateurs tels que « okay » et à des reformulations où, à partir des propos des EI, nous mettons la focale sur certains aspects de l’interaction authentique et donnons plus de détails sur le sujet discuté, notamment sur l’examen de la clarté nucale. Il s’agit donc d’une dominance quantitative qui n’empêche pas la participation des EI, quoique le décompte et l’observation de nos tours de parole nous invitent à réfléchir davantage sur notre double posture d’enseignante-chercheure et sur la façon de mieux faciliter l’émergence de la compétence d’interprétation. Comme l’écrit Kiraly (2013 : 2015) à propos de la traduction écrite :
Scaffolding, facilitating and coaching can be seen as particularly appropriate roles for would-be-teachers who might see themselves as partners in learning rather than distributors of knowledge. Teachers can also be seen as key agents and participants in the establishment and maintenance of conditions under which learners can perform the real work of professional translators. The adoption of a view of translator competence as an emergent process is clearly an innovative step towards improving and refining collaborative, learner-centred approaches to translator education.
À notre avis, ces considérations de Kiraly s’appliquent tout aussi bien à l’enseignement de l’interprétation en dialogue, mais il reste à comprendre comment on peut concrètement encourager une approche collaborative sans prendre trop de temps et de place dans l’interaction en classe.
Notre analyse conversationnelle s’est concentrée sur des séquences où la communication non verbale des EI était thématisée dans les tours de parole que nous avons prononcés en tant qu’enseignante et nos observations en tant que chercheure se sont donc bornées à la part audible de trois Lezioni portant non seulement sur le CARM (première activité), mais aussi sur la discussion de lectures d’approfondissement (deuxième activité) et sur le jeu de rôle pour classe multilingue (troisième activité). Les résultats de notre analyse de ces trois activités nous permettent d’affirmer que les EI reprennent spontanément certains thèmes lors de la discussion des lectures, qui ajoutent ainsi une deuxième couche de réflexion à l’activité CARM. Le fait d’insérer ces mêmes thèmes dans les scénarios des jeux de rôle, comme nous l’avons fait avec l’examen de la clarté nucale, leur donne une troisième occasion non seulement de réflexion et d’échange, mais surtout d’action – qu’elle soit de traduction ou de coordination – dans le déroulement rapide des tours de parole de la simulation. Toutefois, l’analyse d’un seul domaine (le médical) ne nous a pas permis de vérifier si et comment le réseau des compétences d’interprétation évolue au fil du temps. Il serait donc utile de collecter et d’analyser des données sur l’ensemble du cours et de comparer ce qui se produit dans les premières et les dernières semaines, comme Kiraly (2013) le fait pour rendre compte de l’émergence de sous-compétences de traduction chez ses étudiants. Son modèle de spirale à quatre dimensions (ibid. : 211) s’applique à la traduction écrite, alors que l’interprétation en dialogue est une forme de traduction orale qui va de pair avec la coordination de l’interaction triadique. Mais ses considérations sur l’éducation de ses étudiants et sur son rôle en tant qu’enseignant-chercheur sont tout aussi pertinentes pour l’interprétation et elles offrent matière à réflexion sur ce que l’adoption d’un tel modèle d’acquisition des compétences implique :
Depicting, as it does, the ‘acquisition’ of competence as a process of autopoietic emergence, it calls into question conventional didactic models in which learning is largely the result of teaching and where a teacher is understood to transmit knowledge, skills or competences to learners. By seeing cognition as embodied enaction […] it acknowledges the need for personal, authentic experience in the learning process. And by recognizing the complex interplay of individuals – all of them similarly complex – in learning as a social construction process, it highlights the value of collaborative interaction in the learning process and of a reassessment of teachers’ roles in the classroom – away from distributors of knowledge and towards those of assistants, guides, facilitators and advisors. (Kiraly, 2013 : 214 [italique de notre fait]).
Dans le futur, nous voudrions mener une analyse conversationnelle multimodale (Mondada, 2018 ; Davitti, 2019) de notre corpus d’interactions en classe en nous focalisant tout particulièrement sur les jeux de rôle où les EI incarnent des interactions authentiques. Nous avons en effet observé que nos EI font beaucoup de gestes, de mouvements et de changements d’orientation du regard quand elles observent la communication d’autrui, à la fois quand elles écoutent des primo-participants qu’elles vont devoir traduire (ce qui équivaut au « monitoring » de Tiselius et Dimitrova, 2023) et quand elles écoutent leurs pairs en train de le faire (comme Léa supra). L’analyse multimodale de ces jeux de rôle fermés non professionnels nous permettrait de rendre compte des similarités et des différences par rapport aux jeux de rôles fermés semi-professionnels que De Koning (à paraître) a collectés pendant les 20 h d’exercices pratiques de notre cours, en brossant ainsi un tableau plus complet de notre cours de Teoria e prassi dell’interpretazione dialogica specializzata et surtout de la façon dont la compétence d’interprétation est incarnée.
Nous espérons contribuer ainsi à l’analyse de plusieurs types de jeux de rôles qui, bien qu’étant au cœur de la formation des interprètes, devraient selon nous être utilisés avec précaution, avec une plus grande conscience des avantages et des limites de cette méthode didactique, que les EI eux-mêmes n’ont pas de difficultés à déceler. Seule l’analyse détaillée de ce que différents types de jeux de rôles permettent de faire et surtout de ne pas faire (voir Dahnberg, 2023) ouvre en effet la voie à d’autres activités pédagogiques à même de développer des compétences interactionnelles tout aussi indispensables en interprétation, considérée à tort comme une simple activité de traduction et production verbale. En réalité, l’interprétation en dialogue passe aussi par la coordination et la communication non verbale, qui est la part visible tant des processus cognitifs en jeu pendant l’écoute des primo-participants, que des actions d’un dialogue visiblement co-construit.