L’enseignement de la traduction dans les filières LLCER : quelles pratiques, quels apprenants ?

Teaching translation in LLCER courses: practices and learners

Insegnare la traduzione nei corsi di lingua: quali prassi? quali studenti?

Résumés

Le présent travail s’intéresse à l’apprentissage de la traduction didactique pour le couple de langues italien-français dans les filières de langues et cultures étrangères (LLCER) et, en particulier, aux pratiques collaboratives, conditionnées par la représentation qu’ont les praticiens d’un sujet actif et collectif. Par le biais d’un questionnaire soumis à des enseignants italiens et français, il s’agissait de faire le point notamment sur les pratiques numériques mises en œuvre dans ces filières. Si les pratiques d’enseignement de la traduction didactique tendaient il y a quelques années à rester sur des formats traditionnels, il semble que le numérique, ait fait évoluer la pédagogie vers une diversification des tâches d’apprentissage et l’intégration par exemple de la documentation en ligne ou de la collaboration entre pairs. Toutefois, cette évolution ne va pas de soi et conduit à repenser les cursus, des programmes aux équipements en passant par la formation des enseignants.

The article focuses on the learning of didactic translation from Italian to French in foreign language and culture courses (LLCER) and, in particular, on collaborative practices, conditioned by the teachers' representation of an active and collective learner. By means of a questionnaire submitted to Italian and French teachers, it was intended to report on the digital practices implemented in these courses. If the teaching activities for didactic translation tended a few years ago to remain on traditional formats, it seems that digital technology has transformed pedagogy, with diversified learning tasks, integrating for example online documentation or peer–to-peer collaboration. However, this evolution is not simple and leads to a rethinking of curricula, from programmes to equipment and teacher training.

Il presente lavoro si concentra sull'apprendimento della traduzione didattica per la coppia linguistica italiano-francese nei corsi di lingua e cultura straniera (LLCER) così come sulle prassi collaborative, prassi che sono condizionate dalla rappresentazione che gli operatori hanno di un soggetto attivo e collettivo. Attraverso un questionario sottoposto agli insegnanti italiani e francesi, si è voluto fare il punto sulla didattica attuata in questi corsi. Se fino a qualche anno fa l’insegnamento della traduzione didattica rimaneva spesso su formati tradizionali, sembra che la tecnologia digitale abbia portato allo sviluppo di una pedagogia che diversifica i compiti di apprendimento e integra, ad esempio, la documentazione online o la collaborazione tra pari. Tuttavia, questa evoluzione non è scontata e comporta una ristruturazione dei curricula, sia per quanto riguarda i programmi, le attrezzature sia riguardo alla formazione degli insegnanti.

Index

Mots-clés

enseignement de la traduction, traduction didactique, TICE, université, filière LLCER, usages, collaboration, apprenant actif et collaboratif

Keywords

teaching of translation, didactic translation, ICT tools, university, LLCER course, uses, collaboration, active and collaborative learner

Parole chiave

insegnamento della traduzione, traduzione didattica, strumenti digitali, università, corso LLCER, usi, collaborazione, studente attivo e collaborativo

Plan

Texte intégral

Introduction

Le travail que nous présentons s’intéresse à l’apprentissage de la traduction didactique (Delisle, 2005 : 49-50) pour le couple de langues italien-français dans les filières de langues et cultures étrangères. Depuis les travaux de Kiraly (1995, 2000) et Kelly (2005, 2008), la recherche en didactique de la traduction professionnelle s’oriente vers une conception résolument socio-constructiviste des apprentissages dans les filières de Langues Étrangères Appliquées. La pédagogie de projet et la dimension collaborative occupent une place de plus en plus importante dans les recherches (Artero et Hamon, 2018). Ces pratiques, qui sont conditionnées par la représentation qu’ont les praticiens d’un sujet actif et collectif, induisent des pratiques favorisées par l’ergonomie des dispositifs informatiques en réseau et par les affordances de ces mêmes outils (Zourou, 2007). Elles conduisent aussi les enseignants à repenser les objets et modalités d’évaluation (capacité des apprenants à s’autocorriger, à tirer profit des outils de documentation en ligne – linguistiques et encyclopédiques –, à se réviser mutuellement entre pairs, etc.).

Toutefois, ces pratiques sont facilitées par des effectifs restreints et des équipements informatiques dont ne dispose pas toujours la filière LLCER (Langues, Littératures et Civilisations Étrangères et Régionales), où la traduction est utilisée pour faire découvrir et décrire les langues et les cultures cibles en favorisant la réflexion métalinguistique des apprenants. Il faut noter que cette filière forme en grande partie des étudiants qui, en ce qui concerne les débouchés, se destinent plus à l’enseignement des langues qu’à la traduction professionnelle. La traduction didactique mise en œuvre en LLCER se caractérise par des contextes d’apprentissages (effectifs, salles, équipements) qui a priori rendent plus difficile la mise en place d’une pédagogie proactive. Par le biais d’un questionnaire, nous entendons faire le point sur les pratiques des enseignants de LLCER qui recourent à la traduction didactique vers l’italien et le français, notamment en matière d’usages des TICE et de statut-rôle des apprenants dans ces usages.

Dans un premier temps, nous reviendrons sur la différence significative entre traduction didactique et didactique de la traduction professionnelle.

Ensuite, après avoir présenté le questionnaire en ligne sur lequel nous nous sommes appuyé pour recueillir nos données, nous exposerons et commenterons les résultats obtenus.

Nous nous efforcerons enfin de faire émerger l’image que les enseignants ont de leurs apprenants et le lien entre ces représentations et les usages des TICE dans le cadre des cours de thème et de version.

1. Terrain et motivation de la recherche

La recherche que nous avons menée participe d’une confrontation d’expériences professionnelles. En effet, l’auteur de cet article a travaillé pendant dix ans à l’École pour traducteurs et interprètes de l’université de Bologne auprès d’apprentis traducteurs. Il a enseigné la traduction de l’italien vers le français à des étudiants de licence et de master. Après avoir obtenu un concours de chercheur, une nouvelle voie s’est ouverte à lui. Recruté en tant que chercheur à l’université Ca’ Foscari de Venise, c’est ensuite dans un cursus de type LLCER qu’il a enseigné. Dans ce nouveau terrain, les effectifs d’étudiant·e·s sont beaucoup plus importants (plus de 150 étudiants contre une trentaine en moyenne à l’université de Bologne) impliquant forcément des changements dans les pratiques observées.

À l’université de Bologne, école professionnelle pour traducteurs de Forlì, le thème est orienté vers les pratiques professionnelles, la traduction spécialisée. On forme de futurs traducteurs, mais le thème est moins professionnalisant (si les apprentis traducteurs peuvent être amenés à traduire en langue étrangère, les pratiques professionnalisantes se focalisent sur la traduction vers la langue maternelle). Toutefois, même pour le thème, l’orientation est plus guidée par les besoins des apprenants, futurs traducteurs (savoir utiliser la documentation, y compris sur Internet, évaluation des performances sur ordinateur). Les pratiques en thème suivent des objectifs langagiers, mais utilisent certaines pratiques relevant de la traduction professionnelle comme la recherche documentaire encyclopédique poussée sur Internet, l’utilisation et la constitution de glossaires, les mises en situation professionnelles. Les modalités d’enseignement visent à rendre les apprenants actifs et réflexifs.

À l’université Ca’ Foscari de Venise, le thème est plus orienté vers l’apprentissage des structures langagières et relève donc davantage de la didactique des langues que de la didactique de la traduction professionnelle. Dans ce cadre, la modalité collaborative de traduction médiée par ordinateur a été expérimentée. Toutefois, l’évaluation se fait toujours de façon « traditionnelle » et porte donc plus sur le maniement des structures de la langue que sur l’apprentissage d’un métier (utilisation de la documentation, numérique et papier, des outils de révision). S’il s’agit là aussi de rendre les apprenants actifs et réflexifs, les contraintes de terrain inhibent des pratiques plus créatives et collaboratives.

En allant au-delà de ces deux seules réalités subjectives, nous avons voulu mieux cerner, par le biais d’un questionnaire, les pratiques mises en œuvre pour le thème et la version dans les filières LLCER et voir dans quelle mesure les pratiques reflètent la façon dont les apprenants y sont perçus.

2. Cadre théorique : didactique de la traduction professionnelle et traduction didactique

2.1 Inscription disciplinaire

En matière d’inscription disciplinaire relative aussi bien à la traduction didactique qu’à la traduction professionnelle, il convient d’avoir à l’esprit les visées formatives pouvant être associées à la traduction, car ce sont ces dernières qui permettent de délimiter son statut au sein de deux disciplines voisines : la didactique des langues-cultures et la didactique de la traduction, ramification appliquée de la traductologie. Alors qu’en didactique des langues-cultures, la traduction est un moyen parmi d’autres pour enseigner des compétences linguistiques, pragmatiques et interculturelles, en didactique de la traduction, il s’agit bien davantage d’enseigner la traduction comme fin en soi dans une perspective professionnelle. De nombreux traductologues (Ladmiral 2011 : 10 ; Gile 2005 : 1 ; Durieux 2005) soulignent la confusion entre ces deux rôles et invitent à opérer une distinction claire entre traduction conçue comme moyen (traduction didactique en vue d’apprentissages langagiers) et traduction conçue comme fin (formation des futurs traducteurs). Delisle propose une définition claire de ces deux statuts de la traduction :

Traduction didactique : exercice de transfert interlinguistique pratiqué en didactique des langues et dont la finalité est l’acquisition d’une langue.

Traduction professionnelle : exercice pratiqué dans les écoles, instituts ou programmes de formation de traducteurs et conçu comme un acte de communication interlinguistique fondé sur l’interprétation du sens de discours réels. (Delisle 2005 : 49-50)

Signalons, à la suite de Lavault-Olléon (1998), que ces deux visées coexistent dans le contexte universitaire français avec la version et le thème qui peuvent constituer soit une pratique d’apprentissage langagier en filière LLCER, soit une fin en soi dans le cadre des cours en LEA (Langues Étrangères Appliquées). En ce qui concerne la pratique du thème et de la version dans les filières LLCER, il y a quelques années, de nombreux traductologues soulignaient les insuffisances d’une traduction didactique uniquement focalisée sur la langue, c’est-à-dire centrée sur le produit (l’objet) au détriment du travail cognitif et de la dimension psychologique sous-jacents à l’activité traduisante (le rapport au sujet) et de la compréhension du contexte dans sa complexité (dimension culturelle). S’il ne voit pas d’objection à une traduction didactique visant à l’observation contrastive, Ladmiral signale les risques impliqués par une traduction exclusivement centrée sur la dimension linguistique, à savoir la perte de toute marge de créativité : « le mode de traduire pratiqué dans le cadre de ces exercices de « traduction pédagogique » tendra à empêcher les apprenants de prendre la moindre liberté par rapport à la lettre du texte-source, par une sorte de « myopie traductive ». » (Ladmiral 2011 : 10) Lavault (1998 : 19) souligne également que dans le cas d’une traduction didactique explicative, l’écueil est une traduction suivant littéralement la syntaxe et le lexique du texte source. Toutefois, comme nous le verrons plus loin, cette utilisation du thème et de la version à des fins exclusives d’observation et de comparaison des langues de travail tend à se faire moins présente dans les pratiques et à laisser un peu de place à des tâches plus créatives. Notons enfin que pendant longtemps, les pratiques d’évaluation des thèmes et des versions, sanctionnant les erreurs de langue par un système de notation très sévère (aboutissant parfois à des notes négatives) ont pu pousser les étudiants de LLCER à porter toute leur attention sur les seuls aspects grammaticaux au détriment de la créativité dans la formulation par exemple.

2.2 Centralité de l’apprenant en didactique des langues

Il est sans doute utile de rappeler que la centration sur l’apprenant (Cuq et Gruca, 2005), sur son profil et ses besoins constitue l’un des tournants épistémologiques majeurs, d’abord en pédagogie puis en didactique des langues-cultures. Héritée des travaux de Piaget (1968) sur le développement cognitif de l’enfant, relayés et appliqués à la linguistique dans un deuxième temps par la grammaire générative de Chomsky (1970), puis en didactique par Krashen (1984), la centration sur l’apprenant investit finalement l’ensemble du champ des sciences de l’éducation et évolue progressivement vers une perspective cognitiviste dans les années 1980 à 2000. Le postulat de départ est le suivant : contrairement aux précédentes théories de l’apprentissage et aux conceptions voyant l’apprenant comme une boîte vide devant être remplie de savoirs, ce dernier est envisagé comme une personne dotée de connaissances antérieures capable de construire son apprentissage en acteur. L’action didactique consistera dès lors à accompagner et faciliter la mise en place des stratégies qui permettront la construction et l’étayage de nouvelles connaissances. En didactique des langues-cultures, mais aussi en didactique de la traduction, ce déplacement de la centralité de l’objet (savoirs langagiers) vers le sujet (apprenant) a influencé et continue d’influencer la plupart des domaines gravitant autour des sciences de l’éducation, au-delà des langues étrangères.

Toutefois, depuis le début des années 2000, la dernière mutation du champ, tous secteurs éducatifs confondus, participe de la redécouverte des théories socio-constructivistes d’héritage vygotskien (Vygotskij, 1997). Sur le plan théorique et épistémologique, le sujet apprenant est toujours central, mais l’on envisage la construction des connaissances et compétences par le biais des interactions du sujet avec ses pairs, l’environnement et l’enseignant. On redécouvre les vertus des approches actives, participatives et autonomisantes de Freinet (1964) qui se traduisent par la mise en place d’une pédagogie de projet où l’acquisition des connaissances passe par des « tâches » (centrées sur la résolution de problèmes) et non plus par des activités de répétition ou de réutilisation de structures. En somme, souvent formulé comme une abstraction, le terme générique « apprenant » au singulier renvoie désormais à une personne active, responsable et socialisante dans sa démarche d’apprentissage, une entité personnelle dotée de connaissances antérieures, de caractéristiques psychologiques et affectives qui entrent en interaction avec d’autres pairs et un enseignant au sein d’une relation complexe où intervient également l’environnement et les artefacts d’apprentissage. C’est pourquoi en didactique des langues-cultures, à partir du début des années 2000, l’on commence à parler d’approche co-actionnelle (Puren, 2004), d’un apprentissage socialisant basé sur des tâches authentiques ou des projets complets, en lien avec des situations communicatives beaucoup plus proches de la réalité sociale qu’elles ne l’étaient à l’apparition des premières approches communicatives (Puren, 1988). Le déploiement des pratiques pédagogiques reposant sur l’utilisation du numérique va encore accentuer la tendance à établir le portrait idéal de l’apprenant actif et collaboratif.

En traductologie, et plus spécifiquement dans le champ de la didactique de la traduction professionnelle, l’évolution radicale vers ce paradigme socio-constructiviste s’intensifie avec la massification et la sophistication progressive des outils numériques d’assistance à la traduction. La définition des composantes complexes de la compétence de traduction et l’élaboration conséquente de référentiels de compétences en traduction professionnelle (Groupe d’experts EMT, 2017) s’attachent à mieux comprendre ce que les étudiants doivent connaître mais surtout ce qu’ils doivent savoir faire. La représentation d’un apprenant actif transparaît fortement des recherches menées par l’équipe PACTE (2011) et les experts de l’EMT (2017) et s’affirme encore davantage dans les travaux de Kiraly (2000) et Kelly (2005, 2008). De même, la dimension collaborative commence à se déployer par le biais de projets conduits en présentiel ou à distance.

Toutefois, cette évolution observée pour la formation des futurs traducteurs est-elle également marquée pour ce qui est de la traduction didactique mise en œuvre dans les filières LLCER ? Est-il concrètement possible d’envisager des pratiques autonomisantes dans tous les contextes ? C’est ce que nous avons essayé de déterminer à travers les pratiques déclarées d’enseignants de version et de thème des filières LLCER en France et en Italie où les praticiens se heurtent souvent à des réalités de terrain qui ne permettent pas toujours de rendre les apprenants actifs et collaboratifs.

3. Présentation de l’enquête

3.1 Le questionnaire : enseignants de traduction français et italiens des filières lettres et langues

Notre questionnaire1, constitué de 25 questions, a pour objectif de dresser un état des lieux ne serait-ce que partiel des pratiques en enseignement de la traduction (non professionnelle), des contraintes de terrain, de la perception des étudiants et des problématiques pédagogiques impliquées par l’usage du numérique en nous intéressant au couple de langue français-italien.

Pour la diffusion du questionnaire, nous nous sommes appuyés sur la liste de distribution traductologie.fr pour la partie française et sur les réseaux associatifs italiens pour la partie transalpine. Pour les enseignants italiens, nous avons d’abord recherché les universités et les départements proposant ces formations. Nous connaissions quelques-unes de ces structures et avions auparavant des contacts avec des collègues potentiellement visés par une recherche concernant le couple de langues français-italien. Outre les courriels individuels, toujours pour l’Italie, nous avons fait diffuser le questionnaire par le biais du réseau associatif Dorif. Pour la France, connaissant moins le contexte, nous nous sommes appuyé sur la liste de distribution mentionnée plus haut. Le titre du questionnaire cible explicitement le public concerné : « Enseignement de la traduction entre l'italien et le français : contraintes et pratiques avec le numérique » et le message d’accueil « Ce questionnaire a été élaboré dans le cadre d'une étude visant l'utilisation du numérique pour l'enseignement de la traduction dans les filières universitaires LLCER » précise le public.

Vingt-quatre enseignants (quinze enseignants français, neuf enseignants italiens) ont répondu à notre questionnaire. Aussi l’échantillon peu représentatif nous invite-t-il à éviter toute généralisation et à envisager les résultats comme un point de départ permettant surtout de mettre en évidence des questionnements de nature théorique et praxéologique. De plus, l’écart possible entre le déclaré et le fait, les variables contextuelles nécessitent des recherches de nature plus écologique (Van Lier, 1997) s’appuyant sur les matériaux, les ressources et des observations de classe menées sur le terrain. Bien que le nombre restreint de réponses constitue une limite importante, l’échantillon obtenu nous permet de disposer de données exploratoires relatives aux profils professionnels des enseignants, à leur formation et au degré d’utilisation du numérique pour l’enseignement de la traduction entre le français et l’italien. De plus, les réponses ouvertes concernant les caractéristiques des étudiants (attentes, difficultés, carences) et les pratiques pédagogiques permettent de disposer de données de premier niveau (à affiner) quant à l'enseignement de la traduction tel qu’il est envisagé dans les cursus LLCER mais aussi quant aux représentations de l’apprenant par les enseignants.

Cette première tentative permet de poser des jalons pour une enquête plus ambitieuse qui, en visant d’autres couples de langue, permettrait de recueillir des données plus généralisables.

3.1 Profils des répondants

Voici, sous forme synthétique, les données relatives aux profils des répondants.

Contexte français
(15 réponses)
Contexte italien
(9 réponses)
sexe Femmes : 42,9 %
Hommes : 57,1 %
Femmes : 66,7 %
Hommes : 33,3 %
âge 25-55 ans : 57,1 %
55-65 ans : 42,9 %
40-55 ans : 55 %
55-65 ans : 45 %
formation à la traduction très disparate (université, agrégation, pratique professionnelle de la traduction) idem
formation à la didactique de la traduction pas de formation à 78,6 % pas de formation à 55,6 %
expérience didactique disparate (en tout cas plus de 5 ans minimum) disparate (plus de 10 ans en majorité ; quelques enseignants novices)
statuts enseignants-chercheurs en majorité enseignants-chercheurs en minorité

Au niveau de la population, d’après les réponses apportées relatives aux données personnelles, on observe quelques petites différences entre les deux contextes : les enseignantes sont plus nombreuses en Italie (66,7 %) qu’en France (46,7 %). Par contre, dans les deux contextes, les praticiens se situent en majorité dans les tranches d’âge situées entre 45 et 65 ans (88,8 % en Italie, 66,7 % en France). Il est intéressant de souligner que si la formation à la traduction des praticiens en traduction est très disparate dans les deux cas, d’un côté comme de l’autre des Alpes, de nombreux enseignants n’ont suivi aucune formation à l’enseignement de la traduction (80 % des répondants en France, 55,6 % en Italie). Pour ce qui est des réponses ouvertes, on peut observer, en France comme en Italie, que la formation à la traduction et l’expérience dans l’enseignement sont également assez disparates : certains ont enseigné en tant qu’intervenants professionnels, d’autres en tant que Maîtres de conférences et d’autres encore en tant que lecteurs ou chargés de TD. Les praticiens novices sont relativement rares. Enfin, sur le plan des statuts, nous observons que les enseignants-chercheurs en France sont plus nombreux qu’en Italie où des lectrices et lecteurs, des contractuels, peuvent être amenés à assurer des cours de version/thème. Cette hétérogénéité brouille d’ailleurs la lisibilité quant aux possibles pratiques pédagogiques qui peuvent en découler.

3.2 Résultats

3.2.1. Les étudiants tels qu’ils sont perçus par les enseignants

Dans le contexte français, en ce qui concerne les profils des étudiants, à la question ouverte « Quel portrait dresseriez-vous de vos étudiants ? », seul un praticien signale un excellent niveau de départ. Dans les autres réponses, ce sont surtout les carences langagières qui sont signalées ainsi que, dans certains cas, des carences sur le plan des connaissances encyclopédiques. À titre d’exemple, l’un des répondants qualifie ses étudiants d’« ignorants de classe internationale », tandis que d’autres jugent le niveau « catastrophique » ou en baisse constante. Toutefois, les autres réponses sont globalement plus nuancées avec des mentions fréquentes de l’hétérogénéité des niveaux au sein d’une même classe et entre les étudiants de licence et ceux de master. Les faiblesses des étudiants français sont signalées surtout pour ce qui est de la compétence en langue (rédaction en français et compétences en langue étrangère). Dans le contexte italien, les niveaux ne font pas l’objet de jugements de valeur dans les réponses ouvertes. La description est neutre et fait référence aux niveaux européens ou bien se réfère davantage aux attentes supposées des étudiants, aussi hétérogènes que les niveaux. En effet, les praticiens identifient aussi bien des apprenants en quête d’un cours leur permettant d’améliorer leur niveau en langue que des étudiants qui se projettent davantage dans le métier de traducteur. Alors que, du côté italien, les difficultés du public sont surtout envisagées quant aux capacités cognitives de raisonnement (déduction, induction, inférence, association) et dans une moindre mesure en matière de méthodologie et de carences langagières, pour ce qui est des enseignants français, les difficultés sont identifiées en premier lieu au niveau des compétences langagières (90 %) puis dans une moindre mesure sur les plans méthodologique et cognitif : « Je crois, en tout cas qu’en général, la traductologie comme problème cognitif et de reconstruction du sens, n’est pas bien présente dans la pratique pédagogique de la traduction. »

Il est aussi intéressant de signaler que l’un des répondants signale un fort décalage entre la traduction purement formelle et littérale à laquelle les étudiants semblent être habitués et une traduction plus professionnelle : « Les étudiants ont du mal à accepter une nouvelle façon d'enseigner et de présenter l'exercice. Je tente de les faire décoller de la traduction des mots pour envisager le sens des mots. Ça résiste (...) niveau maîtrise : même combat, négocier l'immense différence entre la traduction métier et la traduction version, un changement de comportement traductif – préalable nécessaire pour aborder le comment traduire et faire passer des techniques de rédaction. » Les collègues basés en Italie constatent, eux aussi, ces attentes un peu passives : « Ils ont beaucoup de mal à intégrer la traduction comme quelque chose de différent du mot à mot (...), ils s’attendent toujours à avoir “la solution” de la part du prof. Ils s’attendent toujours à apprendre le français dans le cours de traduction. »

C’est pourquoi l’accent est mis dans les cours sur ce qui constitue le potentiel cognitif de la traduction. Que ce soit en France ou en Italie, les enseignants disent vouloir surtout stimuler la capacité à raisonner, ce qui tend aussi à confirmer une réelle volonté de pousser les étudiants à s’affranchir d’une traduction littérale. Des deux côtés des Alpes, on entend également favoriser les pratiques d’autocorrection et autonomiser les étudiants. Tandis que certains collègues français déclarent porter leur attention sur la créativité et la dimension collaborative, les enseignants italiens disent mettre l’accent sur la maîtrise formelle associée dans un cas à la prise en compte du contexte et dans un autre cas à l’acquisition d’un bagage culturel.

3.2.2. L’intervention didactique, les pratiques récurrentes

En ce qui concerne les priorités attribuées aux cours de version et de thème, dans le contexte français, ce sont surtout la maîtrise formelle et la capacité à raisonner, reformuler, proposer des solutions créatives qui sont mises en avant. Les documents traduits relèvent de textes littéraires (60 %) mais surtout de textes de presse (66 %)2. La méthode adoptée privilégie les traductions élaborées à la maison et corrigées en classe, mais la traduction en classe suivie d’une réflexion collective est également pratiquée. Notons que la mise en place de projets de traduction fait partie du répertoire pédagogique des enseignants et que, dans tous les cas, les étudiants sont actifs puisqu’ils doivent livrer un texte traduit. En Italie, les collègues travaillent le plus souvent sur des textes littéraires (77,6 %), sur des documents relevant de domaines spécialisés (77,6 %) et des textes de presse (66,7 %). La traduction en classe y est en revanche moins pratiquée. Quant à la modalité de travail retenue, des deux côtés des Alpes, la plus répandue est une traduction individuelle suivie d’une confrontation collective des différents choix de traduction opérés par les étudiants. Dans le contexte français, sont également mentionnées la traduction collaborative et les mises en situation professionnelles (les étudiants fonctionnent en équipe dans une agence fictive), mais il s’agit d’usages marginaux. L’observation et le commentaire collectif de traduction constituent la pratique la plus courante des deux côtés des Alpes.

3.2.3 Pratiques utilisant le numérique

En premier lieu, en France comme en Italie, seuls trois collègues disent ne pas du tout utiliser les ressources numériques, par manque de formation ou par souci d’aligner les pratiques de classe d’une part et l’évaluation d’autre part, laquelle s’opère sur supports papier sans accès à de la documentation électronique3. Or, pour ce qui est de l’exploitation des outils numériques, c’est particulièrement sur cet aspect que les praticiens mettent l’accent en France comme en Italie, qu’il s’agisse de l'utilisation commentée en classe des traducteurs automatiques contextualisés, des glossaires ou des dictionnaires en ligne, voire des outils d’analyse statistiques sur corpus tels que les concordanciers. Un répondant dit également travailler sur l’observation des algorithmes de Google translation et mentionne l’utilisation d’outils de TAO. La paire traitement de texte/ projection à l’écran en salle de cours, utilisée en support pour le commentaire collectif de traductions, constitue également un schéma d’usage répandu. Les outils asynchrones, comme les plates-formes pour la mise à disposition de ressources et la communication sont également exploitées dans les deux contextes nationaux et semblent désormais faire partie du répertoire technologique usuel. Enfin, nous remarquons dans les réponses ouvertes des observations quant au potentiel des outils numériques et la nécessité de leur utilisation au regard de carences spécifiques des étudiants : « Les étudiants limitent parfois leur recherche lexicale ou collocative : ils/elles ne développent pas assez la découverte de la richesse de la polylexicalité ou de la parenté sémantique que peuvent intégrer certains outils numériques. » En Italie, si la documentation papier est permise, les dictionnaires en ligne ne peuvent pas être utilisés lors de l’évaluation (la documentation électronique est permise dans un seul cas seulement). En France, le cadre est un peu différent dans la mesure où la documentation n’est autorisée lors de l’évaluation que dans six cas sur quinze mais dans cinq cas sur six, la documentation électronique est utilisée, y compris, dans un cas, un logiciel de traduction automatique.

4. Perspectives de recherche

En dépit des possibles contingences logistiques et de réalités de terrain parfois problématiques, il semble, d’après notre échantillon de réponses, que le numérique est assez présent dans les pratiques et que ces pratiques visent très fortement une activité réflexive et collaborative en groupe classe. Les outils numériques sont également mobilisés pour la documentation en ligne (documentation lexicale et encyclopédique). Si l’utilisation des ressources technologiques se focalise davantage sur des usages individuels, la dimension collaborative n’est pas absente des pratiques utilisant le numérique. Transparaît également le souci d’introduire en traduction didactique des principes de fonctionnement et une approche relevant de la traduction professionnelle (au-delà du mot à mot, de la seule correction formelle). Toutefois, en LLCER, les contraintes liées aux équipements sont susceptibles de freiner la mise en place de pédagogies plus proactives et collectives.

Le poids des contraintes liées au public, au terrain, aux équipements nous amène, sur le plan praxéologique, à réinterroger l’organisation des cours de version/thème. S’il serait par exemple profitable de mettre en place des classes de TD en groupes restreints (groupes de 25-30 étudiants maximum), quitte à réduire le nombre d’heures afin de favoriser les interactions au sein du groupe classe en synchrone et asynchrone, il n’est toutefois pas certain que les responsables administratifs et budgétaires des universités soient prêts à opter pour une telle solution. Dans la perspective d’une enquête élargie à d’autres couples de langues, il pourrait être pertinent d’interroger les responsables de formation sur d’éventuelles modifications structurelles à même de favoriser des pratiques pédagogiques plaçant l’apprenant et les interactions au centre des priorités.

En ce qui concerne l’évaluation, dans le cadre de notre enquête, nous nous sommes limité à interroger les répondants sur la possibilité ou non d’utiliser de la documentation en contrôle continu ou lors des épreuves finales. De ce point de vue, l’accès aux ressources électroniques semble davantage autorisé en France qu’en Italie mais cet aspect peut dépendre de facteurs contextuels (effectifs, équipements). La mise en œuvre d’une recherche quantitative étendue à d’autres couples de langues ainsi que l’ajout de questions affinant les tenants et aboutissants de cette évaluation au regard des pratiques permettrait d’établir un panorama plus exact et précis de l’organisation globale des cours de traduction dans les filières LLCER en rapport avec les usages du numériques (prenant en compte les contraintes situationnelles).

Comme nous l’avons vu au début de notre travail, les autres questionnements soulevés par notre questionnaire intéressent davantage la formation continue et initiale des enseignants de traduction pour laquelle nous manquons encore de données. En ce qui concerne les profils des praticiens, nous avons pu constater une forte hétérogénéité au niveau du statut, du bagage professionnel et de la formation à l’enseignement. Si l’expérience (en tant que traducteur ou en tant qu’enseignant) permet de se former au fil des années par la pratique, celle-ci est sans doute insuffisante pour mieux tirer parti des potentialités du numérique (notamment les outils d’assistance à la traduction, les outils de traduction automatique, les glossaires partagés et collaboratifs, les wikis…) et justement contourner les variables environnementales et structurelles. Encore faut-il que de telles initiatives de formation soient effectivement proposées aux enseignants. Quant à la formation initiale, la création en bac + 5 d’unités d’enseignement dédiées à la didactique de la traduction permettrait également de fournir aux futurs chercheurs (ou traductrices/traducteurs intervenant dans des cours de traduction) des bases pour mieux s’approprier les possibles pédagogiques. Si l’on se situe au niveau de la traduction didactique et des pratiques en œuvre pour la version et le thème, il conviendrait sans doute de mettre en valeur les projets qui revisitent ces pratiques au moyen des outils numériques (par exemple, la traduction collaborative, l’utilisation ponctuelle de la traduction automatique suivie d’une post-édition réflexive). Dans la mesure où ces pratiques peuvent modifier la relation pédagogique et la place de l’apprenant (actif, collaboratif, responsabilisé), cette meilleure appropriation du numérique gagnerait à faire l’objet d’ateliers ciblés ou de séminaires pendant le doctorat, non seulement sur le plan praxéologique (les pratiques d’enseignement), mais aussi sur le plan théorique (recherche sur l’intervention didactique et les apprentissages).

À cet égard, la didactique de la traduction en tant que champ scientifique s’est encore assez peu affirmée par rapport aux autres branches de la traductologie appliquée. Donner plus d’assise scientifique à l’étude des pratiques pédagogiques mises en œuvre pour enseigner la traduction passe donc par une plus forte représentativité du champ pédagogique dans les colloques et les publications. De ce point de vue, la création d’une revue francophone peut donner plus de visibilité à l’enseignement de la traduction, enclencher une dynamique de collaboration entre pairs et impulser des projets de recherche-action, nationaux ou internationaux.

1 Le formulaire est en ligne à l’adresse : https://forms.gle/Dr2RkjyWJAgzCqpr7.

2 Pour les réponses à la question relative aux types de textes traduits, il s’agit d’items à choix multiples.

3 De fait, lorsque les effectifs sont vraiment importants, se pose le problème de l’équipement des étudiant·e·s car les salles informatiques ont

Bibliographie

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Notes

1 Le formulaire est en ligne à l’adresse : https://forms.gle/Dr2RkjyWJAgzCqpr7.

2 Pour les réponses à la question relative aux types de textes traduits, il s’agit d’items à choix multiples.

3 De fait, lorsque les effectifs sont vraiment importants, se pose le problème de l’équipement des étudiant·e·s car les salles informatiques ont rarement une capacité d’accueil suffisante. Il faudrait donc imposer aux étudiant·e·s l’achat ou le prêt d’un PC portable.

Citer cet article

Référence électronique

Yannick Hamon, « L’enseignement de la traduction dans les filières LLCER : quelles pratiques, quels apprenants ? », À tradire [En ligne], 1 | 2022, mis en ligne le 20 décembre 2022, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://atradire.pergola-publications.fr/index.php?id=109 ; DOI : https://dx.doi.org/10.56078/atradire.109

Auteur

Yannick Hamon

DSLCC, Université Ca’ Foscari de Venise (Italie)
yannick.hamon[à]unive.it
Yannick Hamon est enseignant chercheur à l’université Ca’ Foscari de Venise. Il est titulaire depuis 2013 d’un doctorat en Traduction, Interprétation et Interculturalité obtenu au Département Interprétation et Traduction (DIT) de l’université de Bologne où il a enseigné pendant dix ans. Il y a également effectué un contrat post-doctoral sur la traduction collaborative à distance. Ses recherches portent entre autres sur l'utilisation des technologies pour l'enseignement/apprentissage de la production écrite et de la traduction mais il s’intéresse aussi à l’analyse des discours politiques. Depuis 2018, il donne des cours de langue française et d’analyse du discours au département DSLCC en licence et master.

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