Introduction
Celles et ceux qui pratiquent la traduction et l’enseignent savent bien qu’il ne s’agit pas d’une translation mais d’une opération complexe (Berman, 1988) qui tient compte des particularités de la langue de départ, de celles de la langue d’arrivée, des spécificités du sujet traité, ainsi que du contexte d’énonciation, de la visée (Rei et Vermeer, 1984) et des enjeux de la réception (Brems et Ramos Pinto, 2013). Les outils de traduction automatique et d’IA génératives vont à première vue dans l’autre sens : en effet, ils fonctionnent comme des entonnoirs qui réduisent la diversité des possibles pour aboutir à un résultat (output). Une telle réduction est inscrite dans leur architecture interne et renforcée par la conception des interfaces avec les usagers, généralement sous la forme de deux fenêtres contigües, une pour l’input et l’autre pour l’output. Se juxtaposent alors un effet d’interface (la présentation du résultat statistiquement le plus probant) et le paradigme discutable de la « bonne traduction » : autrement dit, le résultat unique proposé par l’algorithme correspondrait à la bonne traduction. Cet effet de lecture sert bien sûr les intérêts des fournisseurs de service ; il va toutefois à l’encontre d’autres paradigmes et pratiques de la traduction, notamment celui de la pluralité des traductions pertinentes. Comme le souligne Barbara Cassin (2023), la traduction est « un savoir-faire avec les différences », une forme de séjour « entre » et « avec » les différences linguistiques, culturelles, sociales, politiques. Les études de sociolinguistique ont démontré l’hétérogénéité des énoncés et des pratiques qui surgit dès que des humains s’emparent de la langue (Chevrot et al., 2018), à rebours de la recherche d’homogénéité et de solution unique, associées à une conception de la langue comme vecteur de communication (Larsonneur, 2025).
Rappeler la complexité et la richesse de la traduction importe car la diffusion rapide et généralisée des IA linguistiques, notamment sous leurs versions gratuites, a déjà un effet sur les pratiques des étudiants. Plusieurs études ont déjà démontré que les étudiants se sont massivement emparés des outils de traduction neuronale, comme DeepL ou Google translate (Delorme Benites et al., 2021 ; Loock et al., 2022 ; Bourdais et Guichon, 2020). J’ai sondé à l’automne 2024 un groupe de neuf étudiants en deuxième année de master de traduction sous la forme d’une enquête anonyme sur leurs usages des IA. Bien que l’échantillon soit restreint, les résultats sont déjà intéressants et cohérents avec les observations des chercheurs sur l’usage des traducteurs neuronaux. Saute aux yeux la pauvreté de la mobilisation des IA par les étudiants, qui n’utilisent que très peu d’outils : 77 % d’entre eux utilisent DeepL et 66 % d’entre eux ChatGPT mais aucun n’a mentionné d’autres IA génératives comme Gemini ou Mistral. Les assistants de rédaction comme Language Tool et Antidote ne sont mentionnés que par un ou deux étudiants, Microsoft translate par un seul. Google translate n’est même pas mentionné. La publicité faite autour de deux outils (DeepL et ChatGPT) conduit à un effet d’entonnoir. On remarque aussi que les étudiants se servent principalement de ces outils pour pré-traduire des contenus avant de les post-éditer (77 %), et pour vérifier la correction grammaticale et orthographique (66 %). Enfin, les deux tiers d’entre eux se servent de l’IA pour effectuer les recherches documentaires, sans avoir conscience des limites de ces outils dans le domaine, des hallucinations et des erreurs. Ils rejoignent en cela le grand public : la recherche documentaire et l’acquisition de connaissances sont les deux usages de l’IA les plus cités par les Français, d’après le rapport 2024 de l’Ifop (Dabi et Fevrat).
Les technologies d’IA linguistique sont variées et déjà intégrées dans la plupart de nos interactions avec les ordinateurs ou le web : elles comprennent les assistants vocaux (comme Siri), les aides à la rédaction (Grammarly, Language Tool, DeepL Write), les moteurs de traduction (Google Translate, DeepL, Microsoft Translate), la transcription automatique et l’interprétation en temps réel (Trint, OtterAI, Zoom ou Apple translate) ou les générateurs de contenus (ChatGPT, Copilot, Gemini, Mistral). Ces technologies se sont diffusées rapidement, en moins de dix ans, et sont conçues pour que l’interface utilisateur soit très facile à manier. L’enjeu est donc de permettre aux étudiants d’acquérir la littératie numérique qui permet de mobiliser ces outils puissants à bon escient : ceci suppose non seulement qu’ils sachent manier les outils (compétences techno-procédurales), mais aussi qu’ils acquièrent les compétences cognitives afférentes (Bowker, 2021 : 127). La notion de littératie numérique est elle-même en pleine évolution. D’abord abordée sous l’angle de l’information numérique, et formalisée au sein du Framework for Information Literacy for Higher Education (ACRL, 2015), elle s’est étendue à la traduction neuronale (Bowker et Buitago Ciro, 2019) puis à l’intelligence artificielle (Ng et al., 2021). L’approche s’est élargie au fur et à mesure de l’évolution de ces technologies et de leur place dans la société. Ng et al. identifient ainsi quatre dimensions à creuser : connaître le panel d’outils existants et comprendre comment ils fonctionnent (know and understand), savoir comment et quand les mobiliser (use and apply), savoir les évaluer (evaluate and create) et engager une réflexion éthique et critique (ethical issues).
Je propose ici de réfléchir à une démarche pédagogique qui ne se focalise pas sur le résultat (output), mais engage les étudiants sur un parcours de réflexion, de vérification et de validation à partir de la production de variantes. À rebours de l’impératif d’efficacité et du paradigme de la solution, cette démarche valorise le déploiement de la complexité, ralentit le traitement du contenu pour inciter les étudiants à exercer leur discernement. En effet, si on utilise les algorithmes autrement que comme prévu par leurs promoteurs, ces outils peuvent fournir une pluralité de propositions, à différents niveaux, qui vont enrichir le travail traductif et susciter des échanges. Les IA génératives et les moteurs de traduction automatique sont alors mobilisés comme appoint cognitif ou partenaire d’entraînement (Mollick, 2024 : 49) plutôt que comme opérateurs de transposition. Les propositions de la machine fournissent le point de départ d’une discussion (Loock et al., 2022) qui permet de développer le discernement. Sous cet angle, la pratique de la traduction est d’ailleurs un travail extrêmement formateur, qui peut bénéficier à des étudiants de toutes disciplines, littéraires ou scientifiques. L’objectif est pour l’enseignant de se mettre en position de difficultator, à savoir celui qui démonte les jugements hâtifs et pointe la complexité d’une situation. Le difficultator, une notion posée par le dramaturge brésilien Augusto Boal dans son travail sur le théâtre des opprimés (Jackson, 1994) et repris par des pédagogues féministes comme Bell Hooks (1994), s’oppose au facilitator, celui qui permet aux étudiants de s’insérer dans des structures collectives pré-existantes. L’enjeu est bien de reprendre la main sur des outils dont la diffusion massive relève d’une stratégie industrielle et de permettre aux étudiants de formuler un recul critique et une mise en perspective, compétences essentielles non seulement pour accéder à des postes intéressants dans un marché du travail en pleine recomposition, mais aussi pour devenir des citoyens responsables.
Je propose ici trois exemples d’exercices, chaque fois associés à un objectif pédagogique, tous dédiés à promouvoir le dépliage du texte et les discussions. Le travail se fait à partir des outils auxquels les étudiants ont facilement accès, donc les versions gratuites de ChatGPT1 et Gemini, DeepL, Language Tool et autres outils linguistiques. Afin de suivre le processus traductif, ces exercices en abordent des étapes importantes : la lecture initiale et l’analyse du texte source, la traduction à partir de variantes et la reformulation au sein d’une même langue. Ces exercices peuvent être préparés à l’avance et ne requièrent pas forcément de connexion : en effet, les requêtes faites aux IA sont très polluantes en termes d’empreinte carbone et d’usage de l’eau. En outre, ouvrir un accès collectif aux IA en temps réel comporte le risque d’une dispersion en ligne des étudiants. Ce serait également très chronophage. Si l’accès en temps réel n’est pas essentiel, il me semble, en revanche, qu’expliquer systématiquement en début de séquence quel est l’objectif et pourquoi on mobilise les IA est un bon moyen de fixer l’attention, de motiver le travail et, le cas échéant, de préparer une réflexion critique sur les possibilités de l’outil.
Le travail de reformulation au sein de la langue cible
La reformulation au sein d’une même langue est une pratique qui permet de progresser en termes d’apprentissage des langues en général et de traduction en particulier. Les outils d’IA sont particulièrement intéressants à cet égard, car ils fournissent rapidement de nombreuses propositions et il en existe toute une panoplie (Mahajan 2024, Malon et al., 2024). Des expérimentations pédagogiques sont déjà en cours sur différents logiciels comme Quillbot (Fitria, 2021 ; Kavanagh, 2022), ou ChatGPT (Barrot, 2023). Les premiers retours sont positifs, tant de la part des enseignants que des étudiants, même si ce travail ne convient pas à des débutants qui peineraient à comprendre les énoncés de départ (Kurniati et Fithriani 2022). Faire travailler la reformulation au sein d’une même langue au niveau licence leur donne les moyens d’enrichir leur pratique de la langue et des réflexes qui visent à leur permettre de limiter les calques. Cette compétence n’est citée que par un seul des étudiants de master dans l’enquête et il me semble important que les étudiants puissent l’identifier formellement dès le premier cycle. L’exercice suivant est donné chaque année aux étudiants de deuxième année de licence LLCER : ce sont des étudiants d’anglais engagés dans un parcours de traduction pour lequel ils suivent un cours de « Techniques d’expression en langue cible », qui correspond à des travaux de rédaction avancée en français.
La consigne de départ est la suivante : <Reformuler la phrase suivante deux fois en français, en variant à la fois le lexique et l’organisation syntaxique : « Soigner un chien allergique n’est pas simple, mais c’est indispensable »>. Les étudiants produisent alors deux énoncés chacun, qui sont relevés et discutés de manière anonyme, les bonnes tournures étant écrites au tableau et les mauvaises commentées. Cette première phase de l’exercice permet déjà d’ancrer l’idée qu’il n’y a pas une seule façon de transmettre un message ; elle correspond au focus du travail de post-édition sur le texte cible. La collecte de leur production, affichée anonymement, montre aux étudiants que la plupart d’entre eux se concentrent sur des variations lexicales à l’échelle d’un mot ou plus rarement d’un syntagme, sans prendre en compte la cohérence de la phrase en termes de registre ou de connotations (Martikainen et Kübler, 2016). C’est aussi l’occasion d’attirer leur attention sur les modifications de sens qui peuvent se produire.
Voici quelques exemples d’énoncés problématiques produits par les étudiants, qui modifient le registre ou le sens de la phrase prise en exemple :
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« Soigner un chien malade n’est pas simple, mais il faut. »
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« Il est indispensable de soigner l’allergie des chiens. »
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« Guérir les chiens c’est important. »
Une deuxième phase du travail consiste, une fois leur production achevée et collectée, à leur présenter ce que propose une IA générative pour la même consigne et à commenter les stratégies de reformulation. L’amorce (ou prompt)2 utilisée sur ChatGPT en mai 2024 était donc identique à la consigne donnée aux étudiants. Sans les faire rechercher en ligne, on peut leur donner la liste de résultats imprimée sous forme de tableau, avec deux colonnes vides en face de chaque proposition. Ces colonnes peuvent être dédiées au traitement du verbe, au traitement de l’association des sèmes allergie + chien, aux formes impersonnelles ou tout autre aspect de la phrase que l’on souhaite aborder (et cela permet de remettre en scène la grammaire, qui est souvent un point faible des étudiants). La liste des résultats de ChatGPT est la suivante :
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Il est nécessaire de traiter les allergies dont souffre le chien.
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Le chien allergique doit recevoir des soins adaptés à son état.
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Les allergies du chien nécessitent un traitement approprié.
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Il convient de prendre en charge les allergies du chien pour soulager ses symptômes.
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On doit administrer des soins au chien afin de traiter ses allergies.
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Les allergies du chien requièrent des soins médicaux.
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Pour soulager les allergies du chien, il est indispensable de lui prodiguer des soins spécifiques.
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Des mesures doivent être prises pour traiter les allergies du chien.
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Il est essentiel d’apporter un traitement aux allergies du chien afin d’améliorer son bien-être.
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On doit soigner les allergies du chien pour atténuer ses souffrances.
L’exemple suivant de tableau rempli montre comment on peut identifier les différentes stratégies de reformulation.
Proposition |
Allergie + chien |
Verbe |
Le chien allergique doit recevoir des soins adaptés à son état. | Le substantif est chien et l’allergie est mobilisée comme adjectif : focus sur l’animal. | Devoir + infinitif |
Les allergies du chien nécessitent un traitement approprié | Situation inverse : focus sur la maladie. | Nécessiter + substantif |
Tableau 1 : stratégies de reformulation
L’objectif pédagogique de cet exercice est pluriel : il s’agit de leur faire prendre conscience des limites d’une approche essentiellement lexicale, de leur permettre d’identifier les stratégies de reformulation et de commenter les différences subtiles de sens entre les énoncés. Sur le plan méthodologique, c’est aussi une manière de leur montrer comment mobiliser les IA génératives en restant dans une posture active, sans en reproduire mécaniquement les résultats. On peut aussi utiliser ce type d’exercice pour rechercher des synonymes, dans un cadre restreint à la variation lexicale.
L’analyse du texte source
D’après une étude récente sur l’utilisation de l’IA par les traducteurs (Wyndham, 2024), environ 7 % la mobilisent pour analyser le texte source : par exemple, pour identifier le sujet du document, pour établir la terminologie, pour repérer les unités récurrentes et celles qui sont susceptibles de poser un problème à la traduction. Au lieu d’utiliser l’IA comme une boîte noire pour produire le texte cible, on l’utilise pour analyser le texte source : ce renversement de perspective présente déjà en soi un intérêt pédagogique. L’exercice remet en valeur la lecture (Plassard, 2007) comme étape essentielle de la traduction, et permet de ralentir le processus traductif en cassant l’automatisme input output. Il est plus adapté à un niveau de fin de licence ou de master, parce qu’il suppose de pouvoir manipuler des catégories abstraites et de mesurer la complexité d’un document. À la question « Avez-vous déjà utilisé l’IA pour analyser le texte source ? », 77 % des étudiants sondés répondent non. Un tiers toutefois déclare avoir utilisé l’IA pour repérer les métaphores, identifier les termes récurrents, le registre ou le type de discours.
Sur le plan cognitif, la lecture analytique ouvre la voie à une réflexion sur l’ensemble des composantes d’un texte, au-delà de la séquence de mots : par exemple, le contexte et la visée spécifique de la traduction, son architecture stylistique, les références au réel. Cette lecture globale va à rebours de ce vers quoi les technologies de post-édition tendent. Comme les outils de TAO sont focalisés sur des séquences de segments, la lecture du document et la post-édition sont fragmentées (Nunes Vieira 2017). La relecture d’un texte pré-traduit par un moteur de traduction neuronale se fait généralement de manière linéaire, du début à la fin, et il arrive souvent que les étudiants ne prennent pas le temps de lire l’ensemble du document. Or, la plupart des IA sont capables de gérer l’ensemble du document, sans se restreindre à l’échelle de la phrase, du paragraphe ou de la page. La vision d’ensemble qu’ils permettent est souvent méconnue, et donc sous-exploitée. Au lieu d’une (re)lecture linéaire, l’analyse préalable du document par l’IA permet de réintroduire une lecture par catégories et une circulation au sein du document pris dans son entier. C’est particulièrement pertinent en ce qui concerne l’onomastique et les références récurrentes, ou les métaphores. Utiliser l’IA pour identifier le réseau de métaphores, lesquelles continuent à présenter un véritable défi à la traduction automatique, déplace le travail et ouvre la voie à une réflexion sur la nature d’un texte. Les travaux menés par Caroline Rossi et son équipe sur les métaphores conceptuelles vont dans ce sens (Rossi et al., 2021 : 79) :
The focus on conceptual metaphor and metaphorical expressions before the translation is approached will encourage students to consider the text above the word level, focusing on conveying the meaning, rather than the individual words. Completing this translation and discussing it in class will prepare students for a post-editing exercise with the same text and enable them to identify where the MT output is inadequate.
L’analyse préalable du document est ainsi un exercice formateur pour les étapes finales du processus traductif : la relecture et la révision. Identifier les enjeux du document et les catégories du discours qui y sont mobilisées au sein du document ouvre la voie à une post-édition plus efficace, car multifactorielle. En outre, en conditions de post-édition, les étudiants tendent à corriger seulement une partie des erreurs : de l’ordre de 25 à 40 %, ce qui est très peu (Volkart et al., 2021, Loock et al., 2022). L’analyse préalable devrait attirer leur attention sur plus de points. Enfin, les faire récapituler cette analyse au sein d’une grille de lecture, sous format papier ou électronique, permet de créer un outil méthodologique. L’analyse du texte prépare également le travail de recherche des variantes via les équivalences, l’étoffement ou l’effacement.
Pour que l’exercice soit efficace, il faut choisir un texte qui comprenne plusieurs difficultés de traduction et des passages susceptibles d’être traduits automatiquement. Il faut aussi en expliquer la finalité aux étudiants. L’amorce de lecture fournie à ChatGPT le 31 mai 2024 était la suivante : <Analyser le texte afin d’identifier les segments problématiques pour une traduction vers le français, les éléments typiquement britanniques et le lexique récurrent>. Le texte source était « Food waste: are you throwing your money in the bin? », par Zoe Wood, The Guardian (22 janvier 2022, [https://www.theguardian.com/money/2022/jan/22/food-waste-are-you-throwing-your-money-in-the-bin], consulté le 17 décembre 2024).
La proposition de ChatGPT est la suivante, reprise telle quelle ici :
Segments problématiques pour une traduction vers le français :
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"The cost of living crisis" - La "crise du coût de la vie" est une expression spécifique au contexte économique britannique actuel. En français, il faudra veiller à rendre cette notion compréhensible sans perdre de précision.
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"£ 700" et autres montants en livres sterling (£) - Les montants doivent être convertis en euros pour être pertinents pour un public français.
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"Wrap’s special adviser for household food waste" - Le titre "special adviser" peut nécessiter une adaptation. "Conseiller spécial de Wrap pour le gaspillage alimentaire domestique" pourrait ne pas rendre toute la nuance du titre.
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"government’s energy price cap" - Le concept de "plafond des prix de l’énergie fixé par le gouvernement" doit être adapté pour correspondre au contexte français où ce type de régulation peut ne pas exister de la même manière.
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"official data for December showing inflation at a near 30-year high of 5.4 %" - Les chiffres précis sur l’inflation et leur présentation peuvent nécessiter une adaptation, notamment en fournissant un contexte français équivalent.
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"Wrap’s most recent food waste data" - Les "données les plus récentes de Wrap sur le gaspillage alimentaire" devront peut-être être introduites en expliquant ce qu’est Wrap pour un public français.
Éléments typiquement britanniques :
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Monnaie (livres sterling, £) - Nécessite une conversion en euros.
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Wrap (Waste and Resources Action Programme) - Une organisation britannique qui pourrait ne pas être connue en France.
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Données spécifiques au contexte économique et aux politiques britanniques (plafond des prix de l’énergie, inflation, etc.).
Lexique récurrent :
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"waste" (gaspillage) - Répété plusieurs fois, il faut trouver des synonymes en français pour éviter la redondance.
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"food" (nourriture, alimentation) - Utilisé fréquemment dans divers contextes, doit être adapté selon les phrases pour maintenir la fluidité.
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"money" (argent) - Le terme apparaît plusieurs fois et doit être traité de manière à ne pas être répétitif.
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"resources" (ressources) - Un terme important, souvent en relation avec l’environnement et la production alimentaire.
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"climate change" (changement climatique) - Sujet majeur qui doit être traduit avec précision pour maintenir l’importance du message.
ChatGPT a également fourni une traduction française qui n’était pas demandée, reportée ci-dessous, problématique sur plusieurs plans. Les répétitions sont nombreuses et indiquées ici en gras. On y trouve plusieurs calques lexicaux et de structure, ici en italiques. Enfin, ici souligné, ce qui relève de la référence au réel : l’usage inapproprié des articles, des pronoms, la gestion des devises ou la mauvaise attribution d’une agentivité aux données. Les phrases sont inutilement longues et dénuées de rythme.
Crise du coût de la vie signifie que de nombreux Britanniques cherchent désespérément des moyens d’économiser de l’argent cet hiver. Pourtant, chaque année, la famille moyenne jette plus de 800 € de nourriture parfaitement bonne - alors s’attaquer à ce gaspillage pourrait-il être une situation gagnant-gagnant pour vous et l’environnement ? « Vous jetez littéralement de l’argent à la poubelle en gaspillant de la nourriture », déclare Helen White, conseillère spéciale de Wrap pour le gaspillage alimentaire domestique. L’association, qui œuvre pour réduire les déchets et promouvoir une utilisation efficace des ressources, estime qu’une famille avec enfants pourrait économiser en moyenne 830 € par an en ne jetant pas de nourriture. « Cet argent pourrait devenir très important à mesure que nous avançons dans l’année », ajoute White. Le coût financier annuel de ces repas non consommés est d’une ampleur similaire à l’augmentation prévue des factures de gaz et d’électricité lorsque le plafond des prix de l’énergie du gouvernement sera révisé en avril. Les ménages sont déjà sous pression financière, avec des données officielles pour décembre montrant une inflation à un niveau quasi record de 5,4 % en 30 ans, en raison de l’augmentation des coûts des vêtements, de la nourriture et des chaussures. La hausse des prix alimentaires - le lait, par exemple, coûte 8 % de plus qu’il y a un an, tandis que la margarine a augmenté de 27 % - rend le gaspillage encore plus critique à éviter. Le chiffre de 830 € est basé sur les données les plus récentes de Wrap sur le gaspillage alimentaire, qui estiment qu’une famille moyenne avec enfants jette 244 kg de nourriture, soit 580 repas, chaque année. Pour une personne seule, le gaspillage estimé est de 69 kg, ce qui représente 240 €. Au total, les Britanniques jettent 6,6 millions de tonnes de nourriture par an, dont 4,5 millions de tonnes, d’une valeur de 16 milliards d’euros, sont comestibles. Ce gaspillage est néfaste pour la planète car environ un tiers des émissions de gaz à effet de serre du Royaume-Uni sont associées à notre alimentation et à nos boissons. « Ce n’est pas seulement un verre de lait, une tranche de pain ou une pomme de terre que vous gaspillez », déclare White. « Ce sont toutes les ressources qui ont été nécessaires pour les produire, donc lorsque vous gaspillez de la nourriture, vous contribuez au changement climatique.
Une fois les résultats générés, on peut entamer la discussion avec les étudiants. Disposer d’une version électronique projetée sur écran qu’on remanie avec eux facilite le processus, mais il n’est pas nécessaire d’interroger l’IA en direct. On peut commencer par les nombreuses répétitions de « gaspillage » et de « nourriture », que l’IA avait repérées et qui sont à reformuler avec eux. La conversion en euros est très approximative, car, au 31 mai 2024, 730 livres sterlings correspondaient à 855 euros et non 800 ou 830 ; les conventions de ponctuation (espaces insécables avant les unités monétaires) ne sont pas respectées. Pointer du doigt cette incohérence attire leur attention sur la liste des éléments à vérifier systématiquement en post-édition. Comment gérer la référence à Wrap : glose ou note de bas de page ? À qui fait référence la première personne du pluriel (« notre alimentation » et « nos boissons »), inadaptée si le lectorat est français ? Enfin, au vu de la sortie-machine (output) produite par l’IA, qui n’est pas une traduction mais une pré-traduction, on peut leur demander si l’on pourrait réécrire l’amorce en ajoutant d’autres dimensions à analyser (les prépositions ?, l’usage du pronom you ?, etc.).
L’objectif premier de cet exercice est bien de ralentir la prise en main du texte, de ne plus l’aborder comme un produit qu’on passe dans une machine (l’expression anglaise industrial language processing est très claire à ce sujet), mais comme un nœud complexe de significations et d’intentions. L’exercice est utile dans tous les domaines qui abordent les textes (apprentissage de la langue, rédaction, écriture créative), pas seulement en traduction.
La comparaison de plusieurs traductions et les amorces circonstanciées
En termes de traduction proprement dite, et là encore pour briser la logique de résultat, on peut inviter les étudiants à comparer les propositions de plusieurs outils d’IA. Ce peut être l’occasion d’introduire plusieurs outils de manière contextuelle et d’en pointer les caractéristiques, puis de mobiliser les différentes propositions afin de les recombiner et de les améliorer (Larsonneur, 2022 ; Luczak, 2024 ; Loock et al., 2022). Le niveau visé serait le master ou la fin de licence, auprès d’étudiants qui ont déjà pratiqué la traduction. Ce type d’exercice correspond déjà à des pratiques professionnelles : plus de 30 % des traducteurs utilisant ces outils déclarent en effet générer plusieurs versions de la traduction en langue cible (Wyndham, 2024) avant de produire la leur. Seule la moitié des étudiants sondés déclare comparer des versions de textes pré-traduits (sorties-machine) et chercher des variantes. Un peu plus de la moitié recherchent des synonymes en questionnant ChatGPT, au lieu de consulter des dictionnaires ou des thesaurus, ou bien encore de mobiliser les fonctions de recherche de synonyme déjà intégrées dans DeepL (au niveau de chaque mot) ou Google Translate (au niveau de la phrase). Une telle sous-utilisation des possibilités d’un outil très puissant correspond à un gaspillage énergétique considérable, que l’on pourrait éviter.
Pour que l’exercice soit efficace, il faut choisir un texte qui contient des éléments ancrés dans une culture spécifique et des difficultés formelles de traduction. L’expérimentation proposée ici porte sur un extrait des paroles d’une chanson populaire française : « Mon amour est parti avec le loup dans les grottes de Rock-Amadour. Moi je tricote des napperons avec le reste des nouilles grimpé sur le balcon. Elle est si jolie avec ses souliers vernis, ses taches de rousseur sur son joli postérieur. » (Gérard Blanchard, 1981). Le texte source présente plusieurs difficultés : les rimes et les allitérations, la fantaisie, l’humour et bien sûr la ligne mélodique. Ce type de texte ne relève pas de la traduction pragmatique pour laquelle des moteurs comme DeepL ou Google Translate ont plutôt été conçus. Toutefois, comme les outils sont entraînés sur des corpus de plus en plus importants, mobilisant des textes de natures très variées, y compris littéraire3, on peut désormais tenter ce genre d’expérimentation. C’est aussi l’occasion de les faire réfléchir sur l’importance des données d’entraînement, à partir du contraste entre la proposition de Google translate et celles des IA génératives.
Consulté le 18 juin 2024, DeepL propose la traduction suivante :
My love left with the wolf in the Rock-Amadour caves. Me, I’m knitting doilies with the rest of the noodles climbed onto the balcony. She’s so pretty with her polished shoes, her freckles on her pretty bottom.
Commencer par DeepL et si possible présenter en direct sur écran la requête, permet de montrer aux étudiants les variantes qui s’affichent lorsque l’on positionne le curseur sur un terme du texte cible. Le panier de suggestions DeepL pour doilies inclut ainsi placemats, lace ou napkins, qui fournissent des pistes de réécriture.
Le 18 juin 2024, Google Translate propose la traduction suivante :
My love left with the wolf in the caves of Rock-Amadour. I knit placemats with the rest of the noodles from the balcony. She is so pretty with her glazed souls, her red spots on her pretty posterior.
Cette traduction inadaptée tant sur le plan du rythme, des rimes et du sens est l’occasion de leur faire visualiser la scène (les red spots sont-ils des cicatrices, des boutons ou des taches de rousseur ?) et de commenter le problème posé par la préposition from, ainsi que le calque lexical de posterior. Si l’on compare cette proposition avec celle de DeepL, on observe la disparition de l’antéposition du pronom me, qui efface le contraste entre le protagoniste et la demoiselle. Les phrases transmettent le sens général, mais manquent tous les autres aspects du texte source.
Mobiliser ensuite deux IA génératives permet d’aller plus loin. L’amorce entrée le 3 juin 2024 était : <traduire en anglais en respectant les rimes et la longueur des phrases> suivi de l’extrait. Une discussion peut d’ailleurs être engagée avec les étudiants sur les contraintes que l’on donne à l’IA. ChatGPT a donné le résultat suivant, plutôt décevant en terme de rythme, avec un refus de traduction sur le dernier terme et une hallucination (choix du terme « allure »).
Sure, here’s the translation while maintaining the rhymes and length:
My love went away with the wolf to the caves of Rock-Amadour. I crochet doilies with leftover noodles, perched on the balcony’s allure. She’s so pretty with her patent leather shoes, freckles on her lovely derrière.
Gemini, l’IA de Google, a fourni un résultat beaucoup plus circonstancié :
Sure, here is the translation of the French text into English, respecting the rhymes and length of the phrases:
My love has gone off with the wolf, into the caves of Rock-Amadour. Meanwhile, I’m knitting doilies with leftover noodles, up on the balcony. She’s so pretty, with her patent leather shoes, Freckles on her lovely bottom.
Here’s a more poetic translation that captures the emotional tone of the original:
My love has vanished, with the wolf he’s fled, Into the caverns deep, where shadows tread. I mend the broken, with threads of pasta strands, Atop the balcony, where sunlight expands. Oh, she’s a vision, with shoes of gleaming sheen, Freckles like stardust, a sight serene.
Please note that due to the inherent differences between French and English, it is not always possible to achieve a perfect translation that matches both the rhyme scheme and the syllable count. In this case, I have prioritized preserving the overall meaning and emotional impact of the original text while making some adjustments to the rhyme and meter.
Une discussion peut alors s’engager avec les étudiants sur les points forts et les faiblesses des propositions. On peut commenter les différences de registre, entre la dernière version « plus poétique » et les deux autres. La question du genre se pose : peut-on lui attribuer une identité masculine (« with the wolf he’s fled ») ou trouver une solution neutre ? On peut ensuite, après écoute de la chanson, réintroduire la question du rythme mélodique et retravailler les résultats.
À partir de l’expression « She is so pretty », on peut demander aux étudiants de compléter le texte sur la mélodie par une proposition rimée (par exemple « with her sho-oes so shiny »). De même, la séquence proposée par l’IA, « My love has vanished, with the wolf she’s fled », conduit à travailler sur les rimes et les idiomatismes, autour de « to <X> caves she moved, heels over head ». L’exercice permet de poser la question de la pertinence d’une réécriture à partir de marqueurs culturels britanniques ou américains : la localité de Rocamadour, les nouilles à transposer en un autre plat, peut-être. La référence subversive au postérieur va-t-elle choquer ou non ? Enfin, on peut les faire travailler sur les écarts à la norme et les jeux de langage, comme transformer « bottom » en « Beau Tom ».
L’expérimentation pourra être poussée un cran plus loin, en revenant aux amorces fournies à l’IA, pour les retravailler. Faire traduire des textes à des IA génératives à partir d’amorces détaillées est une des pistes les plus prometteuses de l’IA, déjà utilisées par près d’un traducteur professionnel sur six : « Around one in six translators uses AI to adjust the tone, register, or style of target text. The ability of LLMs to adapt text to different audiences, contexts, and purposes, is one of AI’s most promising applications, both in translation and in monolingual text generation » (Wyndham, 2024). Ici aussi, dépasser la logique de production du résultat pour aller vers une discussion sur le texte et les possibilités ouvertes par la traduction enrichit l’approche.
Conclusion
Les concepteurs des IA génératives généralistes qui font les gros titres des journaux, comme ChatGPT, Gemini, Mistral, ou les moteurs comme DeepL, abordent principalement la traduction comme une solution à un problème de communication, et la création de contenus comme un moyen de mieux orchestrer les interactions avec les internautes (Larsonneur, 2025). Cette vision des choses a son intérêt, mais elle ne rend compte que d’une partie de ce que nous faisons lorsque nous parlons et nous écrivons. Écrire ou traduire, c’est aussi accepter qu’il faille réécrire, qu’il soit opportun de retraduire, que le sens n’est pas figé, aussi bien sur le plan éditorial que plus profondément, au cœur de notre relation au langage et au sens (Benjamin, 1992 :38)4. Autrement dit, que le sens n’est pas une solution, mais un cheminement. C’est pourquoi décaler le regard des étudiants, cesser de se focaliser sur le résultat de requêtes (output) pour les faire travailler sur la dimension dialogique de la traduction, sur l’échange et la délibération, est particulièrement important aujourd’hui. La démarche est d’ailleurs fructueuse dans d’autres domaines que la seule traduction : dans l’apprentissage des langues, en communication, en écriture créative, par exemple.
Le type d’exercices ici présenté met en lumière les limites des algorithmes : les variantes qu’ils proposent ne peuvent être que celles qui ont été enregistrées dans les corpus (biais d’entraînement), même si elles sont « retravaillées ». En outre, elles tendent, par défaut, à être des propositions relevant d’une langue standardisée du fait du nettoyage des corpus, corpus eux-mêmes majoritairement axés sur la production écrite. Le positionnement social des locuteurs ou la situation d’énonciation, pourtant essentiels, restent très mal pris en compte (Bayley, 2013). La faible diversité linguistique des modèles de langues, actuellement presque tous centrés sur l’anglais, pose également problème et on observe une moins bonne production dans les langues sous-représentées (Bjork, 2023 ; Larsonneur, 2021). Engager une réflexion sur la dissymétrie linguistique des IA à l’occasion de ces exercices est, là encore, formateur.
L’enjeu majeur, toutefois, est de redonner la main à l’humain. L’analyse de texte, la comparaison et la reformulation donnent aux étudiants les moyens de distinguer entre les passages sans enjeux de traduction qui peuvent être confiés à l’algorithme et les passages qui requièrent une réflexion et des arbitrages humains, ce qu’Ana Guerberof Arenas appelle « les unités à potentiel créatif », à savoir les passages qui réclament du traducteur une grande expertise dans la résolution de problèmes (high problem-solving capacity, Guerberof-Arenas et Toral, 2020 : 11). Identifier les contenus où l’humain doit reprendre la main, et pouvoir s’y consacrer, ne peut qu’améliorer la qualité finale du texte cible. Dans une perspective plus large de littératie numérique, au lieu de se contenter de mobiliser des outils dans des usages standards, on peut montrer aux étudiants l’intérêt d’expérimenter et de critiquer la technologie afin de travailler en co-intelligence avec eux : au lieu de chercher une solution ou de transmettre des contenus, l’enseignant peut inciter les étudiants à détourner les usages, prendre du recul, résoudre des problèmes (Mollick, 2024 : 173). Par la même occasion, et en exerçant leur créativité avec un esprit critique, les traducteurs/post-éditeurs peuvent retrouver un plus grand plaisir à travailler. Au lieu de corriger simplement des erreurs, tâche ingrate s’il en est (Sakamoto, 2019 ; SFT 2024), il s’agit d’apprendre à piloter l’IA. Car la traduction n’est pas une simple médiation : c’est un processus « où se joue tout notre rapport avec l’Autre » (Berman, 1984 : 287).