Formation aux professions langagières et intelligence artificielle

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Ce serait un euphémisme de dire que l’arrivée de la traduction automatique neuronale (TAN) en 2016 et des nouveaux outils d’intelligence artificielle (IA) générative au début des années 2020, avec ChatGPT comme figure de proue, a engendré et engendre remous et bouleversements dans le monde des métiers linguistiques, et ce qu’il s’agisse du milieu professionnel ou du milieu universitaire où l’on forme à ces métiers. C’est ainsi que depuis deux ans déferle toute une série de tribunes et de réactions qui ne manquent pas de susciter le débat. Citons par exemple la prise de position de la Société française des traducteurs (SFT)1 ; la tribune « IA et traduction littéraire : les traductrices et traducteurs exigent la transparence2 » co-signée par l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) et l’Association pour la promotion de la traduction littéraire (ATLAS) ; celle du collectif « En chair et en os » intitulée « Face à l’IA, préservons la traduction et la création humaines » et publiée dans le journal Libération3 ; ou encore celle de l’Association française des formations universitaires aux métiers de la traduction (AFFUMT) publiée dans Le Monde et intitulée « Non, l’intelligence artificielle ne remplacera pas les traducteurs et les traductrices4 ! ».

Bien qu’ils partagent le même objectif de défendre les métiers de la traduction et de l’interprétation, les signataires de ces différents textes ne semblent pas toujours d’accord entre eux sur la façon d’y parvenir. Ainsi, faut-il former les futur·es professionnel·les à l’utilisation de ces outils et à des tâches comme la post-édition ou l’écriture d’instructions (prompts) pour utiliser les robots conversationnels ? Ou bien faut-il, comme le demande l’ATLAS, « en appel[er] à la responsabilité de l’ensemble des formations universitaires et leur demand[er] de s’engager fermement contre l’enseignement à l’université de la post-édition et de garder au cœur de la transmission la dimension profondément humaine de la traduction »5 ?

Il n’est pas toujours facile d’adopter une approche ou un discours qui ne soit pas passionné, tant les technologies nouvelles viennent remettre en question des méthodes de travail qui ont fait leurs preuves, donnent lieu à de mauvaises pratiques chez certains acteurs du marché et engendrent une dégradation des conditions de travail. Comment, à partir de là, aborder ces bouleversements et ne pas être tenté·e de rejeter l’utilisation de ces nouveaux outils ? D’autant que le discours médiatique ne permet pas un apaisement de la discussion, comme en témoignent les nombreux articles aux titres apocalyptiques. Libération titrait ainsi en mai 2024 « Les étudiants en traduction, premières victimes de l’ère ChatGPT », sans même un point d’interrogation. Le 6 février 2025, sur une chaîne d’informations continue, un ex-ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche déclarait sur un ton péremptoire « le métier de traducteur est mort ».

Si certaines études globales de marché continuent de se projeter vers un marché des services linguistiques qui prospère au niveau mondial, il n'en reste pas moins que certaines enquêtes dressent un tableau plus pessimiste : l’édition 2025 des European Language Industry Surveys (ELIS)6 relate ainsi pour la première fois des difficultés importantes rencontrées tant par les sociétés de traduction que par les indépendant·es du secteur, en raison notamment de la pression sur les prix et de la généralisation de l’IA. Il semble que nous soyons dans une période de transition, qui par définition manque de clarté, ce qui n’est nullement spécifique au secteur des métiers linguistiques, et les interrogations sont multiples et légitimes. Il n’est donc pas étonnant de voir fleurir nombre d’événements au sein des universités et des associations professionnelles (colloques, journées d’étude, rencontres professionnelles) et de publications (ouvrages, numéros spéciaux de revue) qui se consacrent à des réflexions sur l’intelligence artificielle générative en règle générale et sur la traduction automatique en particulier, avec comme interrogation la place de l’humain et de sa relation avec ce que l’on appelle désormais « la machine ».

Ce numéro de la revue À tradire, intitulé « Comment continuer à former aux professions langagières à l’heure de l’intelligence artificielle ? », s’inscrit dans cette lignée et souhaite participer au débat en donnant la parole à celles et ceux qui, dans le cadre de leur activité ou dans celui de la formation des futur·es professionnel·les, sont amené·es à réfléchir à l’utilisation de ces nouvelles technologies et/ou à mener des expérimentations. Le numéro fait la part belle aux retours d’expérience concrets, en évitant tout débat passionné sur le sujet. Si l’actualité a conduit à l’utilisation du terme « intelligence artificielle » dans le titre de ce numéro spécial, il y est naturellement question de traduction automatique neuronale au-delà des nouveaux outils d’IA générative, les Large Langue Models (LLM), qui ont fait leur apparition ces dernières années. Il semble en effet que la chronologie de la mise à disposition auprès du grand public (2016 pour la TAN, fin 2022 pour les LLM) ait amené à une dissociation de ces deux outils. S’il existe d’importantes différences de fonctionnement et si nous disposons d’un recul différent (l’arrivée de la TAN pour le grand public fêtera cette année ses neuf ans…), nous avons souhaité dans ce numéro considérer qu’ils relevaient tous deux de l’intelligence artificielle et avons accueilli les contributions traitant de l’un et/ou de l’autre.

Hanna Martikainen et Sara Salmi dressent dans leur contribution un état des lieux de l’intégration de l’IA dans les flux de traduction et étudient son impact sur les processus, les produits et la profession. Elles abordent ensuite la question des compétences humaines nécessaires pour exercer le métier aujourd’hui – la compétence traductionnelle avant tout, mais aussi les compétences technologiques, critiques, interpersonnelles et disciplinaires. À partir de ce tableau, elles proposent d’élaborer un « modèle de compétences en traduction outillée », tout en suggérant des exemples concrets d’exercices pour la formation initiale et continue.

Claire Larsonneur se penche sur les possibles utilisations des outils de traduction automatique et de génération de texte dans le cadre de l’enseignement de la traduction. Ses propositions visent à placer les étudiant(e)s dans une position active, éloignée de la simple récupération de résultats fournis par ces outils, en les amenant notamment à explorer de façon critique les différentes variantes que ceux-ci génèrent. Ce faisant, elle place l’enseignant(e) dans la position de « difficultator » plutôt que de « facilitator » afin de développer chez les étudiant(e)s une littératie numérique qui favorise la prise de recul et le regard critique. De façon très concrète, trois exemples d’exercices sont proposés, avec des objectifs pédagogiques clairs et à partir des outils déjà utilisés par les étudiant(e)s. Claire Larsonneur propose ainsi (i) un travail de reformulation sur le texte cible (en français) afin de mettre au jour la multiplicité des variantes possibles, (ii) un exercice d’analyse du texte source préparatoire à la traduction, et enfin (iii) un exercice de comparaison entre les sorties générées par différents outils.

Julián Zapata s’intéresse avec originalité à la façon dont les outils de traduction automatique neuronale et les robots conversationnels récents générateurs de texte sont en mesure de faire preuve d’une approche « raisonnée » de la traduction, telle que définie dans l’ouvrage bien connu La traduction raisonnée du traductologue Jean Delisle et paru en 1993. Il s’agit dans cet article de faire passer ce que l’auteur nomme « le test de Delisle » à ces deux types d’outils et de mesurer leur capacité à faire preuve de « raison » lorsqu’ils génèrent des traductions de l’anglais vers le français. Un échantillon de segments mettant en jeu 15 objectifs linguistiques relatifs au lexique et à la syntaxe tels que décrits dans l’ouvrage de Delisle a ainsi été soumis à différents outils. L’auteur montre que ces derniers réussissent mieux le « test de Delisle » lorsque les enjeux sont lexicaux plutôt que syntaxiques, mais qu’avec des instructions étoffées lors de l’utilisation d’outils d’IA générative, c’est-à-dire des instructions qui contiennent des éléments issus de l’ouvrage et qui visent à « former » l’outil, les résultats peuvent s’améliorer dans une certaine mesure. L’auteur voit là l’occasion parfaite de se pencher en formation sur ce que les outils peuvent et ne peuvent pas faire, et sur ce que traduire signifie.

La contribution de Perrine Schumacher consiste en un double entretien avec deux spécialistes du monde de la traduction. Le premier entretien s’est déroulé avec Thierry Fontelle, qui a été linguiste informaticien pour la Commission européenne, traducteur pour une agence de l’OTAN, avant de travailler au développement d’outils de correction linguistique au sein d’une grande multinationale puis de diriger successivement le Centre de traduction des organes de l’Union européenne et la division des services linguistiques à la Banque européenne d’investissement. Pour le second, l’autrice de l’article a échangé avec Nicolas Froeliger, qui a été traducteur professionnel avant de rejoindre l’université et de s’intéresser de près à la formation des futurs traducteurs, en co-dirigeant la formation de master ILTS de l’Université Paris-Cité et en s’impliquant dans des organes de réflexion sur la formation au niveau national et européen (association AFFUMT et réseau européen EMT). L’objectif de ces deux entretiens a été d’échanger avec les deux participants sur les technologies de la traduction et leur omniprésence aujourd’hui, avec des évolutions qui se succèdent parfois à un rythme effréné, mais aussi sur l’importance des compétences humaines pour une utilisation critique et responsable de ces technologies.

Hamza Miftah, Dacia Dressen-Hammouda et Christine Blanchard Rodrigues présentent les résultats d’une enquête sur la perception de l’IA générative en tant qu’outil d’aide à la rédaction académique. L’étude vise en particulier à détecter les inquiétudes que ces outils suscitent auprès des étudiants et des enseignants – notamment en matière de risques de plagiat, de dépendance dans l’apprentissage, de détérioration de la pensée critique, ainsi que de manque de fiabilité – afin de proposer des formations adaptées visant à développer auprès des étudiants les compétences essentielles pour la rédaction académique et l’utilisation raisonnée de l’intelligence artificielle.

Pour inaugurer la nouvelle rubrique « Retours d’expérience », Anne-Laure Martin nous livre un témoignage sur les évolutions qu’elle observe dans le domaine de la traduction depuis l’arrivée de l’intelligence artificielle. Traductrice et formatrice universitaire, elle porte une attention particulière à l’apprentissage et aux compétences que les traducteurs d’aujourd’hui et de demain sont appelés à développer afin de maîtriser les outils et mettre en avant la plus-value humaine.

Dans cette rubrique également, Carol Bereuter et Dorine Parmentier introduisent quant à elles le concept de droit à l’autodétermination, en faisant notamment référence aux traducteurs en herbe. L’entrée en matière se fait par les témoignages d’étudiantes en traduction, qui montrent une certaine ouverture à l’utilisation de l’IA sans pour autant renoncer à un regard critique et équilibré. C’est justement ce regard que les exercices proposés visent à renforcer par le développement de compétences variées – linguistiques, technologiques, stratégiques, commerciales et collaboratives – qui permettront aux traducteurs de demain de faire des choix éclairés et autodéterminés.

À l’occasion de ce numéro décidément très riche, nous créons une autre rubrique encore, intitulée « Recherches étudiantes et professionnelles », par laquelle nous mettrons en valeur, sur suggestion des enseignants ou proposition directe des intéressés, des travaux qui pourront provenir aussi bien d’étudiants de master que de professionnels intervenant ou non dans les formations aux professions langagières. Le travail effectué par Juan Mendoza, diplômé du master Traduction et interprétation de l’Université Rennes 2 en 2024, à l’occasion de son mémoire d’alternance, nous permet d’aborder aussi les conséquences de l’arrivée des outils d’IA générative sur la profession de rédacteur technique. L’enquête exploratoire menée dans le cadre de ce travail auprès de professionnel·les complète ainsi la description de l’utilisation qui est faite de l’IA générative chez Mirakl, l’entreprise qui a accueilli et embauché l’étudiant. Nous remercions l’entreprise pour l’autorisation qu’elle a donnée pour la publication de ce texte.

Nous ouvrons en outre la rubrique « Recensions » qui revient fort opportunément sur l’ouvrage dirigé par Dorothy Kenny et publié en accès ouvert en 2022 : Machine Translation for Everyone. Le premier numéro d’À tradire contient d’ailleurs la traduction française du chapitre 7, publiée dans la rubrique « Traduire la traductologie ».

Cette rubrique s’enrichit dans ce numéro 3 de la traduction d’un entretien mené par Vorya Darstyar, chercheur indépendant iranien, avec Claudio Fantinuoli au sujet de l’utilisation de l’intelligence artificielle en interprétation.

D’une certaine manière, il boucle la boucle et nous permet dans ce numéro de traiter de traduction, comme dans les précédents, mais aussi de rédaction académique et technique, ainsi que d’interprétation. Puissent toutes ces contributions donner matière à réfléchir à notre public, aussi bien les chercheurs, chercheuses et enseignant·es que les étudiant·es et professionnel·les. Nous espérons aussi qu’elles lui donneront envie de poursuivre les débats à travers les numéros à venir. Nous ne prétendrons pas, en effet, avoir épuisé ce sujet en particulier : de nombreuses considérations, éthiques et environnementales, par exemple, ont été évoquées dans plusieurs articles, mais elles mériteront assurément une réflexion plus poussée au fur et à mesure qu’augmentera le recul sur l’IA et ses conséquences. De même, la préparation au positionnement mercatique des futurs langagiers par rapport aux outils disponibles et aux logiques économiques reste à approfondir.

1 https://www.sft.fr/fr/news/prise-de-position-de-la-sft-sur-l-intelligence-artificielle-l-humain-doit-rester-au-coeur-de-la-technologie-28

2 https://atlf.org/tribune/

3 https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/face-a-lia-lacte-de-traduction-est-fondamentalement-humain-20231003_N7EQRQJLQ5AMNLFWS7AP46CV6Y/

4 https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/09/09/non-l-intelligence-artificielle-ne-remplacera-pas-les-traducteurs-et-les-traductrices_6308656_3232.

5 https://atlf.org/non-lintelligence-artificielle-ne-remplacera-pas-les-traducteurs-et-traductrices-mais-elle-detruit-leur-metier/

6 Rapport complet disponible à l’adresse http://elis-survey.org/wp-content/uploads/2025/03/ELIS-2025_Report.pdf.

Notes

1 https://www.sft.fr/fr/news/prise-de-position-de-la-sft-sur-l-intelligence-artificielle-l-humain-doit-rester-au-coeur-de-la-technologie-28

2 https://atlf.org/tribune/

3 https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/face-a-lia-lacte-de-traduction-est-fondamentalement-humain-20231003_N7EQRQJLQ5AMNLFWS7AP46CV6Y/

4 https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/09/09/non-l-intelligence-artificielle-ne-remplacera-pas-les-traducteurs-et-les-traductrices_6308656_3232.html

5 https://atlf.org/non-lintelligence-artificielle-ne-remplacera-pas-les-traducteurs-et-traductrices-mais-elle-detruit-leur-metier/

6 Rapport complet disponible à l’adresse http://elis-survey.org/wp-content/uploads/2025/03/ELIS-2025_Report.pdf.

Citer cet article

Référence électronique

Susanna Fiorini, Rudy Loock et David ar Rouz, « Formation aux professions langagières et intelligence artificielle », À tradire [En ligne], 3 | 2024, mis en ligne le 24 avril 2025, consulté le 26 avril 2025. URL : https://atradire.pergola-publications.fr/index.php?id=548

Auteurs

Susanna Fiorini

susanna.fiorini[à]operas-eu.org
Susanna Fiorini est traductrice et consultante en technologies de la traduction et en communication multilingue. Diplômée de l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs (ESIT - Sorbonne Nouvelle), elle a occupé plusieurs postes de traductrice et de cheffe de projets, avant de démarrer son activité indépendante en 2018. Parallèlement, elle s’est intéressée aux technologies de la traduction, dont elle a assuré les enseignements à l’ESIT entre 2019 et 2022. Aujourd’hui, elle travaille principalement pour des institutions culturelles et universitaires, ainsi que pour des organisations internationales. Depuis 2020, elle coordonne le projet Traductions et science ouverte, dont l’objectif est d’étudier le rôle de la traduction et des technologies associées dans la diffusion multilingue de la recherche scientifique.

Rudy Loock

rudy.loock[à]univ-lille.fr
Rudy Loock est professeur des universités en linguistique anglaise et en traductologie au département Langues étrangères appliquées de l’université de Lille. Il intervient essentiellement au sein de la formation de master « Traduction spécialisée multilingue », qu’il a dirigée pendant 10 ans (2013-2023) et où il enseigne entre autres la pratique de la traduction spécialisée et l’utilisation des corpus électroniques comme outils d’aide à la traduction et comme outils de recherche en traductologie. Il est membre de l’UMR Savoirs, Textes, Langage du CNRS et ses recherches portent sur la traductologie de corpus et la didactique de la traduction, avec un intérêt particulier porté à l’utilisation des outils d’aide à la traduction, dont la traduction automatique. Il a été président de l’Association française des formations universitaires aux métiers de la traduction (AFFUMT) de 2018 à 2022 et membre du comité directeur du réseau European Master’s in Translation (EMT) de la Commission européenne de 2019 à 2024.

David ar Rouz

david.leroux[à]univ-rennes2.fr
David ar Rouz exerce la traduction depuis 1999. En 2015, il rejoint l’Université Rennes 2 en tant que maître de conférences en traduction et membre de l’unité de recherche LIDILE (Linguistique – Didactique des langues – Ingénierie), axe TRASILT (Traduction spécialisée, ingénierie linguistique, terminologie). Ses recherches portent sur les enjeux de la traduction institutionnelle, les politiques de traduction et les langues minorées. Il s’intéresse aussi aux outils du traducteur, à la linguistique de corpus et à leur contribution à l’apprentissage, à l’étude et à la traduction de langues comme le breton. Il participe par ailleurs à la formation de futurs langagiers dans le parcours Traduction et rédaction spécialisées de la licence Langues étrangères appliquées et dans le master Traduction et interprétation, dont il est co-responsable.

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