Étudiants en traduction pragmatique : le droit à l’autodétermination

Students in pragmatic translation: A right to self-determination

Riassunti

Cette contribution aborde la continuité de la formation des professionnels de la traduction à la lumière des récentes avancées dans le domaine de l’IA, notamment les défis qu’elle présente dans le champ pédagogique. Fondée sur l’observation des classes de traduction et de post-édition, la réflexion inclut des témoignages d’étudiantes et souligne la nécessité de trouver un équilibre dans l’enseignement des compétences en post-édition. Elle insiste sur une approche au plus près du métier : la présentation de pratiques professionnelle, l’intégration raisonnée d’outils d’IA et la capacité à surpasser la machine, tout en présentant de façon transparente les implications éthiques, les réalités du marché et les futures conditions de travail. L’approche par projet favorise la collaboration et l’adaptabilité des étudiants, avec un objectif : les aider à faire des choix éclairés quant à leur utilisation professionnelle de l’IA et parvenir à l’autodétermination dans leur carrière.

The article explores how to continue training language professionals in the context of the recent developments of AI. It addresses the challenges and opportunities AI presents to translation and language education. Based on observations in translation and post-editing classes, the study includes testimonies from translation students and highlights the need for a balanced approach to teaching post-editing skills. Emphasis is placed on real-world professional practices, integrating AI tools, and developing students’ ability to outperform AI in translation tasks. The article also covers ethical implications, market realities, and future work conditions for budding translators. Practical workshops and project-based learning are key components of the proposed methodology, fostering collaboration and preparing students for diverse translation scenarios, to help them make informed choices about using AI in their professional practice, ultimately achieving self-determination in their careers.

Indici

Mots-clés

master de traduction, post-édition, collaboration, éthique, professionnalisation, intelligence artificielle

Keywords

master’s in translation, post-editing, collaboration, ethics, professionalization, artificial intelligence

Struttura

Note dell'editore

Ce retour d’expérience présente la perspective de deux spécialistes ayant la double casquette de traductrices professionnelles et intervenantes en formation de traduction. S’appuyant sur cette position, elles exposent les tendances qu’elles observent en matière d’IA sur le marché professionnel et les traduisent en enjeux à approfondir avec les apprenants dans les approches pédagogiques. Cette contribution non scientifique propose ainsi une réflexion sur l’équilibre à trouver entre compétences humaines et technologiques, entre imposition et choix des outils.

Testo completo

Avec la participation de Mahé Caussanel, Camille Poulain, Léna Dahmani, Gabriella Gruszka, étudiantes en traduction à l’IEMT, et d’Alain Volclair, directeur de l’IEMT, Vice-président de l’AFFUMT (Association française des formations universitaires aux métiers de la traduction), Secrétaire adjoint de la CRETA (Chambre Régionale des Experts Traducteurs d’Alsace) et chercheur en traductologie juridique entre l’italien et le français.

Introduction

Difficile d’ignorer l’évidence : une fois insérés sur le marché, tous les étudiants en traduction entendront parler de post-édition et d’intelligence artificielle (IA), qu’ils exercent en tant que salariés d’entreprises ou d’agences de traduction, ou en tant qu’indépendants. Dans le contexte actuel de « datafication » du monde, une formation professionnelle aurait bien des difficultés à faire la sourde oreille aux tendances majoritaires du marché, avec le retentissement des avancées en matière d’intelligence artificielle. La question « Comment continuer à former aux professions langagières à l’heure de l’intelligence artificielle » appelle une double interrogation : l’arrivée de l’IA rend-elle caduque l’enseignement de la traduction, et vivons-nous une « heure » de l’IA plutôt qu’une « ère » ? Si l’on en croit Google, les deux expressions « heure de l’IA » et « ère de l’IA » se talonnent dans les résultats de recherche en français. Serait-ce le reflet d’une hésitation, d’un moment charnière dans les débats sur l’intelligence artificielle ? En attendant, celle-ci a quitté le champ des spéculations et des débats et s’intègre largement dans les pratiques professionnelles des acteurs du secteur. Nous orientons donc cette contribution sur le métier de traducteur, ou plus précisément : les métiers de la traduction. Par ailleurs, nous précisons que le terme « intelligence artificielle » pourra ici être utilisé pour indiquer tant la traduction automatique neuronale (TAN) que les grands modèles de langue (LLM, Large Language Models) et les nouveaux outils d’IA générative (IAg).

S’appuyant sur un état des lieux du marché et des regards croisés entre enseignantes et étudiantes en traduction, cet article propose des exemples de méthodologie d’enseignement de la traduction et de la post-édition, dans le cadre d’un master de traduction professionnalisant, et vise à appuyer la nécessité d’un enseignement reposant sur les pratiques professionnelles réelles des acteurs du métier, avec un but principal : l’autodétermination des traducteurs en herbe.

L’IA en traduction et en pédagogie

État des lieux du marché de la traduction

À l’heure où l’intelligence artificielle bouleverse de nombreux secteurs, celui des professions langagières n’est pas en reste. Les traducteurs, interprètes et autres professionnels de la langue voient leurs pratiques et leurs outils évoluer à une vitesse sans précédent. Selon le rapport 2024 de Nimdzi sur l’industrie des langues, la valeur de ce marché était estimée à 67,9 milliards de dollars en 2023. En parallèle, un article publié sur Global Market Insights (Wadhwani, 2023) indique que le marché de la traduction automatique représenterait 982,2 millions USD par an, avec un potentiel de croissance de 22 % environ sur les dix prochaines années.

Intelligence artificielle pour le grand public, réseaux neuronaux pour la traduction automatique dans notre secteur des services linguistiques… comment trier le bon grain de l’ivraie et, surtout, comment permettre aux étudiants de comprendre les subtilités de ce contexte technologique, tout en leur facilitant l’acquisition des compétences requises pour s’autodéterminer en tant que traducteurs ?

Si l’expertise se forge graduellement, avec l’expérience et le retour des pairs, le rôle des enseignants-traducteurs est central pour apporter aux étudiants ce retour en temps réel sur les conditions du marché, à travers des exemples concrets. Par exemple, les cours de post-édition sont le lieu privilégié d’un entraînement aux compétences spécialisées et à la sensibilisation aux problématiques de l’intelligence artificielle sous divers angles : pécuniaire, éthique et technique ; et les cours de traduction, piliers du master en traduction, jouent un rôle capital en ce qu’ils visent à développer, chez les étudiants-traducteurs, une compétence traductionnelle solide et une expertise humaine critique vis-à-vis de l’intelligence artificielle. Cet article présentera des exemples d’exercices issus des cours de traduction spécialisée français-anglais et des cours de post-édition dispensés à l’Institut européen des métiers de la traduction (IEMT, ex-ITIRI) de l’Université de Strasbourg et les avantages observés, tout en présentant les avis d’étudiantes ayant suivi cette formation et leurs utilisations respectives des outils d’intelligence artificielle pendant leur formation.

Utilisation de l’IA : témoignages d’étudiantes en traduction

Dans nos smartphones, nos moteurs de recherche, nos messageries personnelles et courriels professionnels : l’intelligence artificielle s’est immiscée dans tous les pans de nos vies, ou presque. Alors que les traducteurs professionnels entendent dire à tout bout de champ qu’ils seront bientôt intégralement remplacés par la traduction automatique, nous avons recueilli les témoignages d’étudiants en deuxième année de traduction.

Il ne fait aucun doute que les outils de traduction automatique destinés au grand public sont entrés dans l’usage quotidien ou hebdomadaire pour la majorité des étudiants, qu’ils se présentent sous forme de TAN (par exemple, DeepL) ou de grand modèle de langage (notamment ChatGPT). On peut sans difficulté en expliquer les raisons : gain de temps, sentiment de ne pas être capable de faire mieux, alors « à quoi bon ? »... L’objectif des cours est aussi de montrer aux étudiants qu’ils peuvent faire bien mieux que le moteur, pour un résultat qui saura ravir un client et améliorer leur satisfaction au travail. Nous avons souhaité solliciter nos étudiantes en deuxième année de master en traduction pour l’année universitaire 2023-2024 et leur avons posé la question suivante : « Quelle a été votre utilisation de l’intelligence artificielle pendant le master ? Si vous avez utilisé la traduction automatique en dehors du cours de post-édition, pour quelles raisons ? »

Gabriella, Mahé, Léna et Camille affirment avoir utilisé des outils d’IA et de traduction automatique pendant leur formation :

De nos jours l’IA est présente partout, alors même sans le vouloir j’y ai eu affaire (en utilisant Notion, DeepL, Wordscope...) et ce de maintes fois. Pour me concentrer plus concrètement sur la traduction automatique, en effet durant ces deux dernières années, elle m’a été bien utile. D’abord pendant les cours, trouver une bonne tournure, traduire un mot inconnu, comprendre l’idée globale d’une phrase... Puis, lors de mon stage, il m’a été demandé de relire et post-éditer des textes traduits par des traducteurs automatiques. (Gabriella)

J’ai en effet utilisé l’IA en dehors des cours de post-édition, notamment quand je ne comprenais vraiment pas une phrase ou une formulation, et quand j’étais dépassée par toutes les traductions à préparer. Évidemment, je post-éditais dans la foulée mais il est vrai que DeepL m’a bien aidée à gagner du temps certaines fois. (Mahé)

J’ai parfois utilisé ChatGPT pour faire des recherches sur mon mémoire et j’ai utilisé DeepL au cours de l’année quand je ne comprenais pas le sens d’une phrase en langue étrangère ou pour chercher des synonymes. (Léna)

Camille, quant à elle, trouve les ressources numériques plus exhaustives que les dictionnaires papier :

J’ai eu recours à l’IA à plusieurs reprises ces deux dernières années, principalement ReversoContext et ChatGPT pour me permettre d’obtenir des propositions de synonymes plus exhaustives que les dictionnaires que j’utilise au quotidien, qui sont parfois limités, [...] (Antidote, Thesaurus, Larousse, CRESCO, etc.) (Camille)

Interrogées sur leur ressenti face aux discours sur l’intelligence artificielle qui inondent le marché, leurs réponses restent mesurées. En effet, l’intelligence artificielle peut accompagner le traducteur, et les formations en traduction doivent s’adapter aux réalités technologiques du marché, mais le savoir-faire humain doit garder toute sa place :

L’IA peut sembler être un ennemi, mais imaginons qu’elle devienne notre amie. De nombreuses portes peuvent s’ouvrir à nous. Alors, non je ne suis pas inquiète pour mon avenir professionnel dans le domaine de la traduction. […] Pour être au mieux préparé à entrer sur le marché, il est nécessaire, à mon goût, de découvrir, essayer et être formé à ce que peuvent nous apporter les différentes ressources technologiques. (Gabriella)

J’ai plus envie de parler de lassitude que d’inquiétude. Il est vrai que l’IA peut accomplir des choses incroyables, et peut être une grande aide quand il le faut. Cependant, voir les patrons/clients se tourner en premier, et de plus en plus souvent, vers l’IA est très dévalorisant, et en dit long sur notre société qui privilégie les économies plutôt que le savoir-faire. […] L’IA n’a rien d’un ennemi (même si je n’en tire pas plein profit moi-même), il faut apprendre à l’utiliser pour qu’elle devienne une aide à notre travail. (Mahé)

Les étudiantes admettent conserver, à dessein, plusieurs cordes à leur arc et faire un usage raisonné des outils d’IA : Mahé Caussanel, étudiante en traduction littéraire à l’IEMT, aborde la question de la cohabitation avec l’intelligence artificielle de façon pragmatique :

Même si la traduction littéraire est ce qui m’intéresse le plus, j’ai bien l’intention de forger mon expérience également sur des textes plus techniques, et s’il faut apprendre à cohabiter avec l’IA, soit. (Mahé)

Quid de leurs inquiétudes ? Elles font l’objet de notre troisième question. Après une année de cours de traduction et de post-édition, les étudiantes sont confiantes, mais admettent toutefois qu’elles manquent de recul :

Je pense que mes inquiétudes se développeront réellement avec les premiers obstacles que je rencontrerai au moment de me lancer. Peut-être qu’on ne voudra pas de moi pour de la traduction, mais plutôt pour de la correction ou de la post-édition. Ce sont deux métiers que je respecte et que j’apprécie pratiquer, je suppose que je devrais faire preuve de résilience et prendre les choses au fur et à mesure […] Je vois plus l’IA comme un coup de pouce que comme une réelle menace. Nos cours de post-édition représentent une preuve parmi tant d’autres ; aucun des outils proposés aujourd’hui n’est capable de reproduire l’humour tel qu’on l’apprécie, par exemple. (Camille)

Créer un cours de post-édition en s’appuyant sur la littérature scientifique… et sur l’IA ?

Avant de se demander ce que l’on peut enseigner sur l’IA aux étudiants en traduction, on peut se pencher sur la première étape de toute pédagogie : la préparation d’un cours. Qu’est-ce que préparer un bon cours ? Et quels outils l’enseignant en traduction et en post-édition peut-il mobiliser pour créer un ensemble complet de cours pour ses étudiants ? Par curiosité, nous avons demandé à ChatGPT-4 de créer une proposition de programme annuel pour un cours de post-édition de niveau master. En 2023, ChatGPT-3 proposait un programme axé sur les compétences théoriques et techniques que devrait aborder un tel cours. Lors d’un essai réalisé en juin 2024, la même requête conduisait à un résultat sensiblement différent : ChatGPT-4 nous proposait une section entière dédiée aux implications éthiques, déontologiques et environnementales de l’utilisation de l’intelligence artificielle. Dans la mesure où l’agent conversationnel est alimenté, entre autres, à l’aide de contenus Web qui abordent ce sujet, on peut supposer que les débats éthiques autour de l’utilisation de l’IA ont suffisamment gagné en popularité et en importance en cours de l’année écoulée pour que cette réponse de ChatGPT en tienne compte.

Dans le cadre du cours de post-édition, nous avons également tenté, pour tester l’IA générative sur le terrain pédagogique, de créer de toute pièce un exercice de post-édition à l’aide de ChatGPT. Le résultat n’est pas tout à fait convaincant :

Figure 1 : Exemple d’utilisation de ChatGPT pour créer un exercice de post-édition

Figure 1 : Exemple d’utilisation de ChatGPT pour créer un exercice de post-édition

Que cet exercice révèle un manquement à l’étape du « prompt engineering », cette technique qui consiste à soumettre des instructions précises au robot conversationnel, ou prouve une réelle incapacité du modèle génératif à saisir l’essence de l’exercice demandé, il est certain que l’utilisation de l’IA générative dans le champ pédagogique mériterait d’être étudiée, tant sur le plan philosophique (l’enseignement peut-il se passer de l’humain ?) que sur celui de son efficacité pure.

S’appuyer sur la littérature scientifique et les ressources créées par les enseignants-chercheurs demeure donc essentiel pour tenter différentes approches avec les étudiants, tout particulièrement dans l’étude d’une compétence aussi récente. En effet, au-delà des résultats et des matériels de formation pouvant être élaborés par l’IA, si l’on saisit « machine translation » ou « artificial intelligence » dans les moteurs de recherche, force est de constater que les contenus de vulgarisation sur le sujet ont été publiés sur les sites d’entreprises et agences de traduction. Ces articles de blog, à visée commerciale et de référencement, constituent des ressources intéressantes pour quiconque souhaite se renseigner sur l’intérêt de la traduction automatique ou de l’utilisation des IA émergentes du secteur ; cependant, pour créer un cours sur la post-édition et l’IA à destination des étudiants en master, on ne saurait s’appuyer exclusivement sur ces contenus, et nous devons nous interroger sur les intérêts particuliers qui guident leur rédaction. Une seule règle en la matière : représenter la diversité des points de vue et conserver l’équilibre.

À ce propos, on peut notamment citer le travail de Sharon O’Brien dans « Teaching Post-editing: A Proposal for Course Content » (Sharon O’Brien, 2002), qui constitue une aide précieuse lors de la conception d’un cours de post-édition. Elle aborde notamment l’aspect cognitif de la tâche de post-édition, les compétences requises pour bien post-éditer, et introduit l’idée d’un cours sur les fondamentaux de la programmation pour permettre aux étudiants de comprendre le traitement automatisé du langage (NLP, natural language processing) sur le plan technique. Les articles de recherche sur le NLP, le fonctionnement des moteurs de traduction automatique, les biais de l’intelligence artificielle sont d’une aide précieuse pour comprendre ce qu’est réellement un grand modèle de langue, c’est-à-dire dans le fond : une base de données entraînée pour reconnaître et générer du texte, mais aussi capable d’hallucinations dommageables et reproductrice de biais.

Apprentissage des compétences : surpasser l’IA

Face aux constats de l’état du marché, des positions exprimées par les étudiants et de leur recours quasi-systématique aux outils d’IA, le défi des enseignants est de constamment mettre à jour leur méthode pédagogique pour inclure l’évaluation critique de ces outils. Leur rôle de formation consiste, entre autres, à aider les étudiants à comprendre les limites et les biais potentiels des traductions automatisées, ainsi qu’à développer des compétences pour utiliser ces outils de manière éthique et efficace. En plus de s’adapter aux évolutions technologiques, les enseignants en traduction sont ainsi amenés à mettre un accent particulier sur l’enseignement des compétences de rédaction et de traduction qui permettent aux étudiants de surpasser le contenu produit par l’IA : il faut bien écrire pour bien traduire. Pour y parvenir, on ne peut qu’encourager le développement de capacités analytiques et créatives chez les étudiants, en les formant à produire des traductions qui ne se limitent pas à de la simple transposition de mots d’une langue à l’autre, mais reproduisent un ton, un effet, un style. On remarque chez les étudiants une tendance à recourir, en première intention, aux outils de traduction automatique disponibles gratuitement en ligne : DeepL, Reverso, Google Translate, pour ne citer qu’eux. Le résultat obtenu, même après quelques corrections réalisées sur la sortie-machine, demeure littéral dans sa structure, et bien souvent dans les choix terminologiques. De plus, si on se projette en contexte professionnel, le temps généralement imparti en conditions de travail réelles pour une telle tâche n’encourage pas le rétablissement de structures appropriées et plus naturelles en français.

Lors des cours de traduction français-anglais du master Traduction technique, éditoriale et audiovisuelle (TTEA) de Strasbourg, les étudiants sont confrontés à des exercices de réécriture et de transcréation, ainsi qu’à des analyses critiques de textes pour renforcer ces compétences. Parmi tous les textes vus au cours de l’année, certains se prêtent particulièrement bien à ce type d’exercice : c’est le cas des vœux d’entreprise, souvent synonymes de jeux de mots et références culturelles, et qui permettent aux étudiants de donner libre cours à leur créativité tout en respectant une image de marque. Dans un tout autre registre, la traduction d’un guide d’utilisation peut servir de prétexte pour aborder la question de l’expérience utilisateur (UX), avec un atelier de réécriture centré sur la clarté et la précision.En intégrant des éléments de style, de ton et de registre, les étudiants apprennent à produire des traductions qui ne sont pas seulement exactes mais aussi élégantes et fidèles à l’esprit original du texte. Ce focus sur la qualité humaine de la traduction aide les futurs professionnels à se démarquer dans un domaine où l’IA ne peut pas encore rivaliser avec la créativité et la sensibilité humaine. On ajoutera également que le corpus d’entraînement de GPT-3 était à 93 % en anglais, comme le rapporte l’entreprise Lionbridge (2023) dans un article, compliquant encore davantage la tâche de génération de jeux de mots en français, par exemple.

Par ailleurs, l’introduction de l’IA dans la traduction soulève des questions éthiques et professionnelles que les enseignants doivent aborder avec leurs étudiants. Par exemple, la dépendance croissante aux outils automatisés peut mener à des problèmes de qualité et de confidentialité des données. Les enjeux liés aux conditions de travail et à la négociation deviennent aussi des sujets sur lesquels il est difficile de faire l’impasse. Nous reviendrons plus tard sur ces problématiques.

Pour finir sur les compétences technologiques, au-delà de l’IA, enseigner les métiers de la traduction implique encore aujourd’hui de transmettre une maîtrise des outils de Traduction Assistée par Ordinateur (TAO) : une enquête ProZ (Tabor, s. d.), plateforme où les traducteurs peuvent trouver des missions et discuter dans des forums, a révélé que 88 % des traducteurs interrogés utilisent au moins un outil de TAO pour certaines tâches de traduction ; et 76 % d’entre eux en utilisent plusieurs. L’intelligence artificielle n’a certainement pas éclipsé l’utilité des mémoires de traduction ni des glossaires intégrés, mais l’essor des solutions dans le cloud a poussé sur le devant de la scène des outils de TAO en ligne, comme Phrase (anciennement Memsource), XTM, Smartling, Crowdin, et bien d’autres. Pour que les étudiants en master de traduction restent en phase avec les attentes du marché, la maîtrise d’au moins un outil de TAO est un strict minimum, et aborder tout un éventail d’outils en travaux dirigés, tant en post-édition qu’en traduction, est indispensable pour leur permettre de choisir leur technologie en toute connaissance de cause.

Enseigner la post-édition : trouver l’équilibre

Master « pro » et réalités du métier

Le rôle d’un master professionnalisant est de suivre les évolutions du marché et de faire acquérir des compétences qui permettront aux étudiants de démarrer leur vie professionnelle avec toutes les armes nécessaires. Suite à l’explosion des demandes de post-édition et au développement des moteurs de traduction automatique neuronaux (2016), de nombreux masters ont proposé et proposent toujours un cours de post-édition, au cours duquel les apprenants sont sensibilisés à ces nouvelles technologies du langage.

Enseigner la post-édition se doit de montrer les deux faces d’une même pièce : la compétence des moteurs dans certains domaines, et leur incompétence dans d’autres. La posture adoptée à l’Institut européen des métiers de la traduction pour ce cours de post-édition annuel n’est ni technophile, ni technophobe, ce n’est pas son rôle. Le cours de post-édition doit transmettre toutes les informations, connaissances et compétences nécessaires aux étudiants pour que ceux-ci soient en mesure de faire des choix professionnels en pleine compétence et en pleine connaissance de cause. Dans un marché qui foisonne de clients de tous horizons, tous budgets et toutes pratiques, on ne saurait présenter la post-édition comme une pratique unique et majoritaire, tant dans le temps présent que futur.

À l’Institut européen des métiers de la traduction, le nombre d’heures d’enseignement consacrées à la post-édition est passé d’une intervention ponctuelle de huit heures en 2016, à un cours d’une heure par semaine en deuxième année de master en 2023-2024. Cette redistribution tout au long de l’année universitaire signe l’ancrage de cette compétence dans le paysage de la traduction, comme en témoigne également son inclusion dès 2017 dans le cadre de compétences du label European Master’s in Translation de la Commission européenne :

Les étudiants savent […] post-éditer le produit de la TA en utilisant les niveaux et techniques de postédition adéquats, en fonction des objectifs de qualité et de productivité, en tenant compte des enjeux que représentent la propriété et la sécurité des données. (EMT, 2017 : 81).

Cet enseignement inclut différentes notions et compétences, comme la pré-traduction, les niveaux de post-édition (« légère », ou « superficielle », et « complète »), ou encore les capacités de négociation requises pour assurer la rentabilité des missions de post-édition.

Ateliers pratiques : travail en groupe et approche par projet

En cours de traduction de master 1

Figure 2 : Illustration d’un atelier de traduction adoptant l’approche par projet (master 1, année universitaire 2023-2024 à l’Institut européen des métiers de la traduction)

Figure 2 : Illustration d’un atelier de traduction adoptant l’approche par projet (master 1, année universitaire 2023-2024 à l’Institut européen des métiers de la traduction)

Au cours de l’année universitaire 2023-2024, une partie des cours de traduction dispensés aux étudiants de master 1 à l’IEMT se concentrait sur une approche « par projet », visant à reproduire les conditions réelles d’une collaboration avec un client et des collègues indépendants. Cette méthodologie s’inspire des tendances observées sur le marché de la traduction : l’émergence des collectifs de traducteurs. Leur fonctionnement est plutôt simple et repose sur la co-facturation. Le travail d’équipe permet de proposer les services complémentaires d’une équipe de traducteurs et réviseurs. Ce mode de travail s’applique autant à la traduction technique, avec la formation de collectifs de traduction technique, qu’à la localisation de jeux vidéo ou encore la traduction médicale. Les étudiants en master sont sensibilisés à ce mode de travail, et cela se ressent dans les réponses que nous avons obtenues à la question posée à nos étudiantes :

J’avoue que je m’inquiète juste un peu de démarrer ma propre affaire et j’ai peur que les entreprises aient un avis pro-IA, ce qui m’empêcherait de bien démarrer. Pour le projet collectif, je pense que nos différentes compétences nous permettent d’être complémentaires et c’est un gros plus pour le marché. (Léna)

Lors de l’atelier de traduction organisé en master 1, les étudiants étaient invités à former des sous-groupes de travaux dirigés, et chaque sous-groupe prenait en charge une partie du projet client. Le projet se divisait ainsi : la traduction de la documentation et des guides techniques, la localisation de l’interface utilisateur, la tradaptation des slogans et du contenu web (marketing), et la traduction des spécifications techniques (informatique). Cette division du travail peut donner lieu à des révisions mutuelles et à des discussions sur les différents choix de traduction, qui tiennent compte non seulement du texte source en lui-même, mais également des contraintes liées aux supports : restriction du nombre de caractères dans une interface utilisateur, compréhension et interprétation des balises et de leur impact sur les choix de traduction, et bien d’autres paramètres dont il faut tenir compte pour optimiser la qualité de la traduction livrée. De telles contraintes sont autant d’arguments en faveur de la traduction humaine. Cette proposition de pédagogie vise à reproduire les conditions réelles d’un travail de localisation, sous ses aspects textuels et contextuels.

En cours de post-édition de master 2

Au cours de l’année 2023-2024, le cours de MTPE (machine translation post-editing) a fait la part belle aux exercices pratiques. Les étudiants ont pu s’exercer à la post-édition dans divers outils de TAO intégrant la traduction automatique, et sur des textes de domaines de spécialité divers. Le domaine pour lequel les demandes de post-édition sont les plus nombreuses est celui de la traduction pragmatique : traduction technique, médicale, juridique. Voici quelques exemples illustrant les types d’exercices donnés aux étudiants cette année :

  • Le site Web d’une console vidéoludique, sous la forme d’un fichier au format HTML préparé dans Phrase. L’enseignante a créé un projet qui intégrait un fichier par étudiant, soit une cinquantaine de fichiers similaires. La pré-traduction par le moteur générique de Phrase a été simulée avant l’étape de post-édition, et des fichiers et liens de référence ont été fournis pour apporter du contexte à la tâche de post-édition.
  • Des extraits de brochures du domaine médical, accessibles en français et en anglais sur le site de l’European Directorate for the Quality of Medicine and Healthcare (EDQM), pré-traduites dans l’outil Wordscope, qui intègre une fonctionnalité ChatGPT d’assurance-qualité et de révision, ainsi que les différents corpus institutionnels européens.
  • Un guide d’utilisation de casque de réalité virtuelle, pré-traduit dans Phrase, et portant sur les consignes de sécurité d’utilisation.

Pour ces exercices, l’approche classique demeure indispensable pour offrir aux étudiants un retour individualisé sur leurs capacités en traduction. Cela peut impliquer la correction de copies avec rapport asynchrone, ou encore l’examen individuel des textes de chacun lors des travaux de groupe.

Au cours des travaux dirigés de la deuxième année, la configuration par groupes s’est montrée propice au renforcement des liens entre camarades (et futurs collègues), mais aussi au développement des capacités de révision mutuelle, indispensables pour travailler en équipe sur le terrain professionnel, aussi bien en entreprise qu’en indépendant.

La collaboration est en effet une compétence clé à l’heure de la traduction outillée. Ce choix pédagogique est également motivé par les observations en matière de perception des travaux de groupe avant et pendant la pandémie de COVID-19 chez les étudiants de l’enseignement supérieur (Vogel et Wood, 2023), et par le constat que les étudiants voient d’un œil favorable les exercices réalisés en présentiel et en groupe, notamment pour la formation du lien social qu’ils occasionnent. Nous en déduisons qu’en contexte pédagogique, le facteur interpersonnel est un élément non négligeable de la réussite d’un cours axé sur la pratique.

Comme en cours de traduction, on peut proposer une approche « par projet » en cours de post-édition. L’approche par projet se différencie d’une approche « par texte » en ce que le projet est vu dans sa globalité : l’outil de travail (TAO) utilisé, la terminologie client, le guide de style client, les fichiers de référence qui donnent le contexte, et le système de retours mis en place au sein d’un groupe et/ou avec l’enseignante. Cette pédagogie s’appuie volontairement sur les conditions réelles du travail pour un client direct ou une agence de traduction.

Outre son rôle de liant social évident, le travail de groupe permet de produire une traduction ou une post-édition collégiale, au bénéfice de la qualité du texte final. Comme dans les flux de travail en entreprise, il est possible d’attribuer différents rôles aux membres d’une équipe : traduction/post-édition, assurance qualité avant livraison, révision après livraison. Grâce à cette approche, les étudiants développent un discours critique sur la qualité d’un texte en s’appuyant sur des critères objectifs : quel type d’erreur est rencontré dans le texte traduit ou post-édité, quel est le degré de sévérité de l’erreur et comment ces défauts influencent la qualité globale de la traduction ou post-édition livrée ? On peut catégoriser ces erreurs de la même façon que le ferait un enseignant en traduction :

  • Erreur de terminologie

  • Contresens

  • Faux-sens

  • Faute de grammaire ou d’orthographe

  • Erreur liée à la typographie

  • Etc.

Pour ce faire, on peut s’appuyer sur la typologie des erreurs établie par Anne-Marie Loffler-Laurian (1996), dans un ouvrage qui n’a jamais perdu son actualité. Les exigences du client pendant les exercices sont un point de repère capital : leur respect constitue alors le curseur déterminant la qualité du texte final.

Le cours de post-édition est aussi un cours de négociation

Selon l’enquête SFT menée en juillet 2022 (Riou et al., 2022 : 27) sur les pratiques professionnelles en traduction, « 57 % des personnes interrogées n’acceptent pas les travaux de post-édition, car elles considèrent très largement que les tarifs sont trop bas ou ces tâches inintéressantes ». La question de la négociation entre en jeu : quels tarifs négocier auprès des clients-agences pour tout de même accepter des missions de post-édition et conserver une activité rentable ?

À l’IEMT, on ne s’interdit pas de parler tarifs ou négociation, car ils font partie intégrante du métier. Une partie du cours de post-édition vise alors à montrer aux étudiants toutes les propositions tarifaires possibles et représentatives des pratiques réelles : facturer 30 % du tarif de traduction ; 70 % du tarif de traduction ; 100 % du tarif de traduction ; ou encore le double… Si les formations en traduction n’ont pas vocation à prescrire les tarifs des professionnels du secteur de la traduction, elles peuvent présenter l’éventail des réalités tarifaires de cette industrie et aider les traducteurs en herbe à comprendre les paramètres qui jouent un rôle dans la rentabilité de l’activité traductionnelle.

Force est de constater que pour une partie de nos confrères et consœurs pratiquant régulièrement la post-édition, ce n’est pas tant la question du tarif qui détermine la rentabilité, que celle de la productivité, de la qualité de préparation du projet, et de l’adéquation de la sortie de traduction automatique, qu’elle soit générée par un système de TAN ou un LLM, pour un type de texte donné, dans une combinaison de langues spécifique. Nous présentons donc aux étudiants les divers facteurs qui orienteront leur pratique tarifaire, dans cet esprit d’autodétermination : quelle est ma productivité générale lorsque je post-édite ? Comment ce projet s’intègre-t-il dans mon emploi du temps ? Pratiquer toute l’année sa compétence en traduction et en post-édition permet aux étudiants de mieux se connaître, notamment en termes de productivité et de gestion du temps.

L’enseignement de la post-édition ne saurait se passer d’ateliers concrets, de « situations réelles » avec un regard sur la productivité, sans pourtant oublier de réfléchir à la relation client : l’étudiant-traducteur sera appelé à orienter son client vers la prestation la plus adaptée à son besoin et qui saura lui apporter le plus de valeur possible. Quelques « buzzwords » commerciaux pour une seule conclusion : tout ce qui fera perdre du temps au professionnel de la langue peut être une perte d’argent pour le client. Selon cette logique, la traduction comme artisanat, et non pas comme un processus mécanique, voire automatique, semble être la seule réponse viable. Au-delà des compétences techniques, les étudiants doivent donc être capables de distinguer les demandes et objectifs raisonnables de ceux qui ne le sont pas, et de formuler un discours commercial argumenté, qui serve à la fois leurs intérêts et ceux du client.

N’oublions pas que les étudiants-traducteurs doivent apprendre à traduire de façon impeccable pour fidéliser leur clientèle, mais qu’apprendre à dire non est une composante essentielle de leur pratique. Peut-on accepter de livrer une post-édition complète de 80 000 mots en cinq jours ouvrés sans compromettre des paramètres essentiels, comme la santé du traducteur ou la qualité du texte final ? Le bon sens peut certes apporter une réponse évidente à cette question, en revanche, certains cas limites seront envisagés différemment selon la productivité ou encore le degré de spécialisation du professionnel : en effet, quid d’une post-édition légère de 20 000 mots en une semaine de travail ? Faisable pour certaines personnes, plus difficile pour d’autres. Où placer le curseur ? Et comment reconnaître un texte qui se prête bien à la post-édition, ou un projet qui devrait être requalifié en projet de traduction, voire de transcréation ? Ce sont autant de questions abordées en cours qui amènent les étudiants à réfléchir, individuellement et collectivement, sur différentes pratiques professionnelles.

La post-édition, tout comme les IA qui génèrent la sortie machine à la base de ce processus, posent plusieurs problèmes éthiques. Retenons à titre d’exemple l’impact socio-environnemental de ces technologies, très gourmandes en ressources essentielles ou rares, et la confidentialité des données. Ces problématiques doivent être abordées dans toutes leurs implications professionnelles : dans le cas de la confidentialité des données, par exemple, on peut avoir tendance à penser automatiquement aux domaines plus sensibles en la matière, comme les domaines médical, juridique ou financier, mais il ne faut pas oublier, ni oublier d’enseigner, que toute information commerciale peut être sensible pour un client. L’utilisation gratuite de moteurs génériques peut conduire à la mise à disposition des contenus, voire à leur indexation, dans les moteurs de recherche.

La compréhension technique de l’IA et l’importance de la spécialisation

La machine n’a pas réponse à tout : comprendre le fonctionnement d’un grand modèle de langue et développer ce que Bowker & Buitrago Ciro (2019) appellent la « machine translation literacy » constituent un atout pour mieux repérer les erreurs de la traduction automatique et développer son « radar à fautes ». Tant dans la structure d’une phrase que dans les termes utilisés, la pré-traduction issue d’une IA n’est pas équivalente à une traduction humaine, et le traitement des données renfermé entre l’entrée et la sortie donne parfois l’impression d’une boîte noire insondable. En témoignent les différences observées dans les sorties pré-traduites par Phrase Language AI dans les projets réalisés par les étudiants de master 2 lors du cours de post-édition : pour une phrase source spécifique, les étudiants n’obtenaient pas tous la même phrase cible, avec un même moteur. La diversité des domaines abordés et des outils utilisés (Crowdin, Phrase, Wordscope) en cours de post-édition permet également aux étudiants d’affûter leur regard critique sur les erreurs de la traduction automatique et de produire un discours analytique transposable en argumentation commerciale.

La spécialisation du traducteur fait partie intégrante de son expertise langagière. Selon l’enquête SFT menée en 2022 sur les pratiques professionnelles en traduction (Riou et al., 2022 : 13), « 66 % de l’échantillon a un domaine de spécialisation qui génère plus de 50 % de son chiffre d’affaires. » Il existe de nombreux domaines techniques ultraspécialisés, que l’on peut qualifier de « niches », pour lesquels la traduction humaine demeure indispensable et les rémunérations attractives. Ces conditions ne sont pas systématiques dans certains domaines concernés par l’ultraspécialisation (traduction médicale, transcréation marketing…), et se rapportent bien souvent à des segments précis du marché et aux budgets des services de communication des entreprises de ces secteurs.

Développer une expertise dans un domaine offre une garantie au client qui souhaite faire traduire des documents « à enjeu ». C’est une idée que l’on retrouve chez Chris Durban (2010), traductrice du français vers l’anglais dans le domaine financier : les « marchés premiums » appellent des compétences humaines dont ne sont pas douées les intelligences artificielles. Par ailleurs, les étudiants se questionnent sur la pertinence de la traduction automatique dans certains domaines spécifiques, notamment celui de la traduction éditoriale, et sont bien conscients des pratiques émergentes (que nous jugeons dommageables) au sein du secteur de l’édition et questionnent cette méthode sur le fond :

De nombreuses maisons d’éditions décident de publier des ouvrages traduits par des IA (et vaguement recorrigées par des humains) parce que cela leur coûte moins cher, au détriment de la qualité du texte. Est-ce vraiment la littérature dont nous souhaitons profiter à l’avenir ? (Camille)

Pendant leur formation, les traducteurs et traductrices en herbe sont sensibles aux questions éthiques qui se présentent dans l’utilisation de l’intelligence artificielle, et l’utilisation de l’IA pour traduire la littérature semble si antinomique que ces deux domaines, IA et littérature, paraissent inconciliables à une autre de nos étudiantes :

Étant donné que je compte me spécialiser en traduction littéraire, je ne suis pas encore inquiète de l’entrée de l’IA dans ce domaine. Il faudra encore du temps pour que l’IA nous propose une traduction/un texte avec une vraie âme. (Mahé)

Pour développer et entretenir une spécialisation en traduction, l’une des stratégies est celle des données : grâce aux corpus, les traducteurs peuvent mobiliser un ensemble de textes multilingues dans un domaine précis, soit des données triées sur le volet selon leur fiabilité et leur adéquation à un usage donné. Si les recherches en traduction s’effectuent le plus souvent, par réflexe, par les moteurs de recherche majoritaires (Google, Bing…), le Web ne constitue pas un corpus entièrement fiable.

Sujet de pédagogie et sujet de société

Un rôle de sensibilisation

Les enseignants doivent sensibiliser les étudiants aux risques de l’IA, tels que la responsabilité qu’engage le traducteur lorsqu’il révise la sortie d’une machine dont il ne contrôle pas le fonctionnement, ou encore les risques de divulgation de données confidentielles. Ils doivent également encourager une réflexion critique sur l’impact de l’IA sur la profession de traducteur, notamment en termes d’emplois et de reconnaissance professionnelle, ainsi que sur le plan environnemental. En somme, les enseignants de traduction doivent s’adapter à un environnement en constante évolution, où la technologie modifie profondément les compétences et les pratiques requises. Présenter ce contexte technologique aux étudiants tel qu’il est vécu par les acteurs du marché leur permet de choisir un positionnement professionnel : proposer ou non un service de post-édition, à quel type de clients, à quel prix, avec quels outils…

Bonnes pratiques et épuisement professionnel

Dans son étude publiée en 2017 à l’Université de Bristol, Lucas Nunes Vieira décrit la post-édition comme une activité moins linéaire que la traduction. L’auteur aborde notamment la charge mentale associée au travail de post-édition. En présence d’une pré-traduction, nous avons pu constater que les étudiants de master 2 commençaient par lire la cible pré-traduite, sans prêter attention à la source, ce qui peut mener à des contresens, car les erreurs de la machine sont parfois pernicieuses.

Par exemple, examinons la phrase suivante, issue du manuel d’utilisation d’un casque de réalité virtuelle : « Instead of a mount perpendicular to the user’s eyes, the headset’s displays cant outward by 5 degrees. » La pré-traduction proposée par le moteur Phrase Language AI est la suivante : « Au lieu d’un support perpendiculaire aux yeux de l’utilisateur, les écrans du casque ne sont pas inclinés vers l’extérieur de 5 degrés. »

La plupart des étudiants n’ont pas détecté d’erreur de sens et ont conservé la forme négative (« ne sont pas inclinés »), là où l’anglais disait précisément l’inverse : les écrans du casque sont inclinés de 5 degrés / présentent une inclinaison de 5 degrés vers l’extérieur. Il peut s’agir d’une conséquence du biais d’ancrage, phénomène qui, comme l’explique Pascale Elbaz (2024), se produit car « la proposition automatique impose sa marque dans l’esprit du traductaire. » S’assurer de bien lire le texte source est donc la première recommandation que l’on peut émettre dans le travail de post-édition : il est essentiel de ne pas avoir une confiance aveugle dans la sortie de la machine.

Charge mentale et futures conditions de travail des traducteurs en herbe

Dans son livre Accélération, Harmut Rosa livre une réflexion de fond sur l’impact de l’accélération sociale, culturelle et économique de la société sur le travail. Dans son article « Vers une slow translation ? Ralentir pour mieux traduire » , Laura Hurot (2022) aborde notamment l’impact de cette accélération et du travail de post-édition sur les conditions de travail des traducteurs : « Nos ressources cognitives sont limitées, et l’accélération louée par les fournisseurs de service de TAN – qui se traduit inévitablement par une augmentation de la vitesse du travail cognitif – ne semble donc pas recommandée, surtout sur de longues périodes, puisqu’elle provoque nécessairement un épuisement intellectuel. » L’accélération des activités économiques, notamment dans le secteur de la traduction, ne devrait pas être synonyme de dégradation des conditions de travail pour les étudiants, nos futurs collègues, qui se destinent, pour une partie d’entre eux, à une carrière en tant que professionnels libéraux dans le secteur de la traduction. Il est essentiel de sensibiliser à ces questions, notamment à l’équilibre entre la vie professionnelle et personnelle.

Conclusion

Enseigner un métier, c’est transmettre des compétences et un niveau d’expertise, mais aussi aborder les futures conditions de travail. Pour le cas du travail indépendant, si la compétence traductionnelle et rédactionnelle demeure le pilier d’une activité fructueuse dans le secteur, la capacité à négocier et à produire un discours commercial sur ses services, surtout dans le contexte technologique actuel, doit s’appuyer sur une connaissance technique de ces nouvelles technologies, et de leurs limites, pour défendre la valeur de la biotraduction. C’est en tout cas l’axe que nous adoptons en tant qu’enseignantes en traduction et post-édition.

Assistons-nous à une heure ou à une ère de l’intelligence artificielle ? Quoi qu’il en soit, les cours de traduction et de post-édition tels que nous les concevons doivent être un miroir (non déformant !) des réalités du marché et de la variété des pratiques. Et tel est le paradoxe de l’enseignement de la traduction aujourd’hui : d’un côté, enseigner la maîtrise des outils, et de l’autre, aider à « faire mieux » qu’une IA. L’autodétermination nous paraît essentielle : les étudiants doivent pouvoir choisir les technologies à mettre en œuvre dans leur pratique, la proportion de leur usage dans leur temps de travail, les outils, sans oublier la négociation des tarifs pour les tâches qui leur sont confiées.

1 On retrouve bien sûr la mention de la post-édition dans la version 2022 du référentiel (EMT, 2022 : 8).

Bibliografia

Bowker Lynne et Buitrago Ciro Jairo, 2019, Machine Translation and Global Research. Towards Machine Translation Literacy in the Scholarly Community, Bingley, Emerald Publishing.

Durban Chris (dir.), 2010, The Prosperous Translator: Advice from Fire Ant & Worker Bee, FA&WB Press.

Elbaz Pascale, 2024, « De la traduction à la post-édition », AOC, 24 avril, [https://aoc.media/opinion/2024/04/23/de-la-traduction-a-la-post-edition/], consulté le 14 décembre 2024.

EMT (European Master’s in Translation), 2017, Référentiel de compétences 2017, Bruxelles, Commission européenne.

EMT (European Master’s in Translation), 2022, Référentiel de compétences 2022, Bruxelles, Commission européenne, [https://commission.europa.eu/system/files/2023-01/emt_competence_fwk_2022_fr.pdf], consulté le 14 décembre 2024.

Georges Benoit, 2018, « Les boîtes noires du “deep learning” », Les Échos, [https://www.lesechos.fr/tech-medias/intelligence-artificielle/les-boites-noires-du-deep-learning-137363], consulté le 30 juin 2024.

Hurot Laura, 2022, « Vers une slow translation ? Ralentir pour mieux traduire », Traduire, no 246, p. 109-117, [https://doi.org/10.4000/traduire.2869], consulté le 15 juin 2024.

International Organization for Standardization (ISO), 2017, Services de traduction — Post-édition d’un texte résultant d’une traduction automatique — Exigences (Norme ISO 18587:2017(fr), [https://www.iso.org/obp/ui/#iso:std:iso:18587:ed-1:v1:fr], consulté le 26 juin 2024.

Lionbridge, « ChatGPT’s Translation Performance and What It Tells Us About the Future of Localization », Lionbridge, [https://www.lionbridge.com/blog/translation-localization/chatgpts-translation-performance-and-what-it-tells-us-about-the-future-of-localization/], consulté le 26 juin 2024.

Loffler-Laurian Anne-Marie, 1996, « Chapitre II. Typologie des erreurs », La traduction automatique, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, [https://doi.org/10.4000/books.septentrion.74889].

Měchura Michal, 2022, « A Taxonomy of Bias-Causing Ambiguities in Machine Translation », dans Christian Hardmeier, Christine Basta, Marta R. Costa-Jussà, Gabriel Stanovsky, Hila Gonen (dir.), Proceedings of the 4th Workshop on Gender Bias in Natural Language Processing (GeBNLP), Seattle, Association for Computational Linguistics, p. 168-173, [https://aclanthology.org/2022.gebnlp-1.18], consulté le 24 novembre 2024, [https://doi.org/10.18653/v1/2022.gebnlp-1.18].

NIMDZI, 2024, The 2024 Nimdzi 100. The ranking of the largest language service providers in the world, MultiLingual Media LLC, [https://www.nimdzi.com/nimdzi-100-2024/], consulté le 26 juin 2024.

O’Brien Sharon, 2002, « Teaching post-editing: a proposal for course content », Proceedings of the 6th EAMT Workshop: Teaching Machine Translation, Manchester (Royaume-Uni), European Association for Machine Translation, [https://aclanthology.org/2002.eamt-1.11], consulté le 28 novembre 2024.

Riou Benoît, Boulay Florian & Djégbé Cynthia, 2022, Rapport de l’enquête 2022 sur les pratiques professionnelles en traduction, Société française des traducteurs, [https://www.sft.fr/global/gene/link.php?doc_id=598&fg=1], consulté le 26 juin 2024.

Rosa Hartmut, 2013, Accélération. Une critique sociale du temps, traduit de l’allemand par Didier Renault, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines et sociales ».

Tabor Jared, s. d., « CAT tool use by translators », ProZ, [https://go.proz.com/blog/cat-tool-use-by-translators-who-is-using], consulté le 26 juin 2024.

Vieira Lucas Nunes, 2017, « Cognitive effort and different task foci in post-editing of machine translation: A think-aloud study », Across Languages and Cultures, vol. 18, no 1, juin, p. 79-105, [https://doi.org/10.1556/084.2017.18.1.4].

Vogel Natasha et Wood Eileen, 2023, « Collaborative group work: university students’ perceptions and experiences before and during COVID-19 », SN Social Sciences, vol. 3, art. 86, [https://doi.org/10.1007/s43545-023-00670-2].

Wadhwani Preeti, 2023, « Machine Translation Market Size », Global Market Insights, [https://www.gminsights.com/industry-analysis/machine-translation-market-size], consulté le 14 décembre 2024.

Note

1 On retrouve bien sûr la mention de la post-édition dans la version 2022 du référentiel (EMT, 2022 : 8).

Illustrazioni

Figure 1 : Exemple d’utilisation de ChatGPT pour créer un exercice de post-édition

Figure 2 : Illustration d’un atelier de traduction adoptant l’approche par projet (master 1, année universitaire 2023-2024 à l’Institut européen des métiers de la traduction)

Per citare questo articolo

Referenza elettronica

Carol Bereuter e Dorine Parmentier, « Étudiants en traduction pragmatique : le droit à l’autodétermination », À tradire [On line], 3 | 2024, On line dal 27 mars 2025, ultima consultazione: 26 avril 2025. URL : https://atradire.pergola-publications.fr/index.php?id=437 ; DOI : https://dx.doi.org/10.56078/atradire.437

Autori

Carol Bereuter

carol.bereuter[à]unistra.fr
Institut européen des métiers de la traduction (IEMT), Université de Strasbourg

Britannique de naissance, Carol Bereuter est traductrice médicale et experte en communication pour le secteur des soins de santé depuis 2011, installée en France depuis 2014, et enseignante en traduction français-anglais à l’IEMT de l’Université de Strasbourg.

Dorine Parmentier

do.parmentier[à]unistra.fr
Institut européen des métiers de la traduction (IEMT), Université de Strasbourg

Dorine Parmentier est spécialiste en traduction et localisation anglais-français et révision pour les entreprises technologiques depuis 2018, maître de conférences associée à l’IEMT où elle enseigne la traduction en master 1 et la post-édition en master 2. Depuis 2020, elle administre et anime une communauté en ligne de 1 500 professionnels de la traduction, le Tradiscord.

Diritti d'autore

Licence Creative Commons – Attribution 4.0 International – CC BY 4.0