Introduction
L’innovation technologique induit des changements de plus en plus rapides dans de nombreux métiers et l’interprétation ne fait pas exception. Il n’est ainsi pas excessif d’affirmer qu’un nouveau paradigme émerge actuellement dans les travaux de recherche en interprétation : le « paradigme augmenté », qui s’intéresse à l’augmentation de la productivité des (traducteurs et) interprètes aidés par les technologies (Mihalache, 2021). En avril 2022, j’ai eu le plaisir de m’entretenir à distance avec le Dr Claudio Fantinuoli sur ce sujet qui, étonnamment, a peu attiré l’attention de la communauté des interprètes jusqu’à présent. Il est responsable de l’intelligence artificielle (IA) à KUDO S.A. ainsi que maître de conférences et membre du Centre d’interprétation augmentée (Centre for Augmented Interpretation) à l’université de Mayence. Auteur de nombreuses publications sur la question, il a aussi assuré la direction scientifique du premier ouvrage consacré entièrement à l’interprétation et à la technologie (Fantinuoli, 2018).
Entretien
Vorya Dastyar : Claudio Fantinuoli, j’ai le plaisir de m’entretenir avec vous aujourd’hui. Votre travail s’inspire de disciplines telles que l’intelligence artificielle (IA) et les sciences de l’information et de la communication. Vous avez aussi exposé les grandes lignes de votre vision pour préparer l’avenir de l’interprétation, dans laquelle l’interprète « augmenté » joue un rôle central. Alors que les nouvelles technologies se diffusent rapidement dans le domaine de l’interprétation, qui regroupe des pratiques très diverses, il semble que l’on assiste à l’émergence du paradigme augmenté. Qu’est-ce qui, d’après vous, est au cœur de cette tendance ?
Claudio Fantinuoli : Merci de me donner l’occasion de répondre à cette question intéressante. Je pense qu’il faut voir l’origine, si vous voulez, de ce changement de paradigme en dehors de l’interprétation. Tout ce qui a lieu à présent dans le domaine de l’interprétation a eu lieu avant dans d’autres professions. En fait, chaque activité professionnelle a été, est, et sera transformée par les technologies, notamment par ce qu’on appelle l’intelligence artificielle (IA), c’est-à-dire la capacité des machines à prendre en charge, au moins dans une certaine mesure, des tâches qui par le passé étaient du seul ressort des humains. Cette tendance s’observe désormais dans tous les domaines de la vie et dans toutes les professions. L’interprétation n’y échappe pas et nous commençons à voir que cela concerne également la communication multilingue. Par rapport à d’autres disciplines et professions, ce phénomène intervient assez tard. Cela s’explique d’abord par le fait que l’interprétation a longtemps été très centrée sur l’humain et sur la cognition en particulier. C’est aussi dû au fait que l’interprétation est une profession confidentielle, si l’on considère le nombre relativement limité d’interprètes qui travaillent de manière professionnelle par exemple. Ces caractéristiques en font une profession assez résistante aux changements. Même si elle a commencé plus tard, la technologisation est en marche aussi dans le domaine de l’interprétation et cela produit, à mon sens, des changements très rapides. Cette vitesse s’explique par le fait que les progrès des Technologies de l’information et de la communication (TIC), et notamment de l’IA, ont été constants ces dernières années, et que ces technologies ont à présent atteint un niveau de maturité qui les rend pertinentes pour des tâches courantes. Les changements socio-économiques renforcent cette tendance.
Vous venez d’expliquer que l’interprétation a commencé à connaître ce changement seulement récemment. Y a-t-il d’autres raisons qui peuvent expliquer pourquoi cela a lieu maintenant ?
La raison principale est réellement liée au fait que nous avons maintenant à notre disposition des technologies qui, malgré leurs limitations intrinsèques, sont assez matures ou en voie de l’être. C’est notamment vrai dans le domaine du traitement automatique du langage naturel. Ces nouvelles technologies sont déjà disponibles pour répondre à des besoins du quotidien et elles pourraient avoir un effet sur la façon dont on produit et utilise la communication multilingue. Il y a aussi une raison plus subtile : toutes sortes de professions adoptent et utilisent désormais des technologies avancées, qu’elles le fassent de manière consciente ou non. Cela crée une sorte de pression sociale, exercée par un groupe, une incitation à utiliser ces technologies dans toutes les situations possibles. Quand on voit que toutes les professions utilisent de nouvelles technologies, ou qu’on ressent une pression croissante venant d’acteurs industriels (comme nous le savons tous, l’argent domine le monde), on se sent poussé à améliorer ses pratiques et à augmenter sa productivité tout en essayant de maintenir un service de qualité. Mon intention n’est pas de dire que les technologies sont la solution pour atteindre ces objectifs, je constate simplement que c’est ainsi que la société aborde ces défis à l’heure actuelle. La conséquence est qu’il y a une forte pression à utiliser de plus en plus de technologies. C’est particulièrement vrai dans les sociétés dominées par les lois du marché.
Les interactions personne-machine en pleine évolution ont commencé à remettre en cause certains acquis de la recherche en interprétation et à transformer la nature de ses processus fondamentaux. En tenant compte de l’émergence du paradigme augmenté, considérez-vous le domaine comme une interdiscipline, une transdiscipline ou une multidiscipline ?
C’est une question très intéressante ! L’interprétation, et notamment les travaux de recherche en interprétation, sont passés par des phases différentes. Les aspects cognitifs du traitement du langage, c’est-à-dire la manière dont le cerveau de l’interprète fonctionne, ont beaucoup occupé les chercheurs. C’était vrai il y a quelques dizaines d’années et il y a un regain d’intérêt en ce moment. Nous avons aussi connu une évolution vers un cadre plus culturel et social de l’interprétation. Ce tournant culturel de l’interprétation, qui suit le chemin tracé en traductologie, a été un changement de paradigme important dans la façon dont nous essayons de comprendre l’interprétation. J’ajouterais également à ceci la perception que les interprètes professionnels ont d’eux-mêmes.De nos jours, il est possible que nous vivions une troisième vague de changements, entraînée par l’évolution de l’ensemble de l’écosystème de l’interprétation, évolution qui comprend son augmentation. J’appelle cela le tournant technologique. D’une part, les technologies créent une perturbation du travail quotidien des interprètes et de la manière dont la communication multilingue est utilisée. D’autre part, et c’est ce qui est pour moi encore plus intéressant, les technologies nous permettent de conceptualiser l’interprétation en utilisant un paradigme différent, le paradigme technologique. Pour donner un exemple qui n’est pas lié à l’interprétation, prenons les progrès de l’IA dans le domaine du langage. L’IA essaie de permettre aux machines de traiter, comprendre et produire des textes comme le fait l’intelligence humaine, et y parvient en partie. Cela n’est pas seulement intéressant en tant que domaine pratique (l’outil que l’on peut construire), cela nous donne une nouvelle manière d’appréhender l’humain, le cerveau, l’esprit et notre instinct du langage. Cela ouvre de nouvelles perspectives de compréhension de ce qui est unique en nous ou, au contraire, de ce qui ne l’est pas vraiment, et pour expliquer le langage lui-même.De même, en interprétation, l’interaction personne-machine, avec tous les outils que l’on peut utiliser avant et pendant la tâche, est intéressante non seulement pour son potentiel d’innovation pratique, mais aussi parce qu’elle renouvelle le questionnement sur la façon dont l’interprétation fonctionne. Il y a un élément plus étonnant encore : lorsque l’on voit l’interprétation automatique en action, c’est-à-dire l’automatisation complète du processus d’interprétation, que l’on commence à élaborer et analyser de tels systèmes, et que l’on voit ce qu’il est possible de faire ou ce qui reste difficile, on a encore une fois l’occasion de faire le lien avec l’interprétation humaine, ainsi que de poser de nouvelles questions sur le processus de l’interprétation. Nous ne sommes plus limités à la perspective cognitive ou socioculturelle, comme nous l’étions auparavant, mais nous pouvons aller plus loin en utilisant la comparaison avec le comportement des machines.Ce type d’exercice intellectuel conduit à de nouvelles questions et apportera éventuellement de nouvelles réponses. Je pense que c’est un sujet assez intéressant mais il n’a malheureusement pas encore été étudié. Peu d’efforts sont faits pour essayer de concevoir l’interprétation dans l’optique de ce tournant technologique. Cependant, je suis convaincu que cela arrivera tôt ou tard. Cela s’explique sûrement par la nouveauté du phénomène et parce que la plupart des gens pensaient que l’interprétation résistait à la technologisation. Maintenant que l’interprétation à distance et la présence de l’IA nous ont, je crois, montré que ce n’était pas le cas, j’imagine que de plus en plus de personnes s’intéresseront à ce tournant.
Même dans une perspective transdisciplinaire, si j’ai bien compris ?
Oui, absolument.
L’IA est essentielle pour comprendre l’émergence de ce changement de paradigme dans l’interprétation, elle est aussi au cœur de vos propres recherches, et la reconnaissance automatique de la parole (RAP) est un des domaines de l’IA qui n’existe que depuis 70 ans. Ces technologies, dont l’intégration cognitive et sociale est insuffisamment étudiée, transforment la façon dont l’interprétation est réalisée ; or, c’est l’une des plus anciennes pratiques humaines. Quelles perspectives importantes le domaine de l’IA peut-il nous offrir pour faire face aux défis majeurs rencontrés dans le domaine de l’interprétation, alors que nous évoluons dans un monde postpandémique ?
C’est une question compliquée parce qu’il est difficile de savoir ce qu’il se passera dans les années à venir et, surtout, de comprendre les occasions et les défis que ce tournant technologique présente à la profession dans un contexte postpandémique. Il ne fait aucun doute, selon moi du moins, que l’action ou la tâche de l’interprète ne connaîtra pas de changement majeur. Les compétences, les aptitudes et l’activité principale en elle-même resteront très similaires avec ou sans l’IA, comme elles le sont restées avec ou sans l’interprétation à distance. Il est évident que l’interprétation à distance ou en présentiel est une expérience très différente, non seulement pour l’interprète, mais aussi pour les participants. Cela demande un effort d’adaptation, qui n’est pas uniquement technique, mais qui est aussi une adaptation de l’état d’esprit. Par exemple, il faut être capable de comprendre le contexte sans être sur place. Il faut consacrer plus de capacités cognitives à la tâche. Dans certaines circonstances, il est possible que l’interprète doive passer d’une réunion d’une heure à une autre, car c’est comme cela que fonctionne la société moderne. Pour une réunion en présentiel, l’interprète a généralement plus de temps avant que la réunion commence : il doit se rendre sur place et probablement parler et interagir avec les personnes présentes avant le début du travail d’interprétation. Il ne s’agit pas simplement d’appuyer sur un bouton sur son ordinateur pour être en ligne et commencer à interpréter. Cela change donc beaucoup de choses dans l’interprétation, mais l’activité elle-même reste la même.Il en va de même pour l’IA. Un nombre croissant d’applications de l’IA commencent à trouver leur place dans nos vies, on s’attend à ce que le rythme d’adoption de ces technologies augmente, et en tant qu’interprète il faut interagir avec ces outils pour fournir des services. Même si certains aspects du processus d’interprétation peuvent changer, l’acte d’interprétation reste essentiellement le même. L’interprète utilisera peut-être, par exemple, la reconnaissance vocale comme support lors de l’interprétation de passages audios difficiles à saisir, ou lorsqu’il est face à ce que l’on appelle des déclencheurs de problèmes, comme des chiffres ou des noms propres. Cela change bien sûr l’équation cognitive de l’interprétation parce qu’il s’agit d’un nouveau support à gérer, en l’occurrence la reconnaissance vocale ou un système de suggestions. Mais en fin de compte, l’interprète aura toujours besoin de comprendre ces données, et c’est lui qui est chargé de produire le résultat le plus approprié. Donc l’interprétation change, mais pas de façon radicale.L’assistance de l’IA offre la possibilité de produire une interprétation de haute qualité, même dans des conditions qui deviennent de plus en plus complexes. Or, la qualité va devenir cruciale pour l’avenir de l’interprétation humaine. La raison en est simple : l’interprétation automatique entre en scène. Cela ne veut pas dire que l’interprétation automatique remplacera les interprètes humains de sitôt. Il s’agit plutôt d’ajouter une accessibilité multilingue aux événements et aux langues qui ne sont pas et qui ne peuvent pas être interprétés par les humains. De nos jours, il n’y a qu’une partie des événements qui est interprétée. L’interprétation automatique permettra d’en élargir l’accès. En même temps, il est tout de même important de comprendre que l’interprétation automatique remplacera tôt ou tard les interprètes humains dans toutes les situations où la qualité n’est pas très importante, où une « assez bonne » qualité est suffisante, où les risques sont faibles, etc. Alors que les professionnels se concentrent à juste titre sur l’offre de services haut de gamme, on semble oublier que nous sommes souvent confrontés à des situations où l’on peut se contenter d’une « assez bonne » qualité. De même que pour la traduction écrite, cela augmente la qualité que l’on attend des interprètes humains. Si l’on doit payer un interprète humain pour assurer un service que l’IA peut fournir gratuitement, alors on le fera délibérément et seulement dans les situations où il y a une valeur ajoutée de l’interprète. À mesure que l’interprétation automatique s’améliorera, les interprètes devront également progresser ou, faute de pouvoir fournir ces niveaux de qualité minimaux, ils seront remplacés. Dans des institutions telles que l’Union européenne ou l’ONU, les interprètes doivent offrir la meilleure qualité possible que les machines ne peuvent pas égaler et qu’elles ne pourront peut-être jamais atteindre. Dans ces cas-là, les interprètes ne doivent pas craindre d’être remplacés par l’IA. En revanche, ce ne sera pas nécessairement le cas pour certains segments du marché où la qualité et les risques sont moins importants, par exemple des secteurs où interviennent des interprètes moins compétents ou bénévoles. Curieusement, la situation que je viens de décrire s’appliquera à mon avis davantage à l’interprétation de conférences qu’à l’interprétation dialogique, où les échanges entre les interlocuteurs, les prises de parole, les expressions informelles, etc. sont extrêmement complexes. Le problème que je constate est que la qualité peut être définie de différentes manières. La communication n’est pas une équation mathématique où le résultat est juste ou faux. Nous percevons tous la qualité différemment. Cependant, il ne fait aucun doute à mes yeux que les exigences minimales de qualité vont augmenter.Pour revenir au rôle de l’assistance de l’IA dans l’interprétation, je voudrais donner un autre exemple. Réfléchissez aux défis posés par la réduction du temps qui sépare les événements où travaillent les interprètes. Notre monde est enfermé dans ce paradigme de vitesse. Chaque profession doit s’adapter à ces changements. Ce n’est pas nouveau. Auparavant, la période qui séparait le moment où un interprète était recruté et l’événement où il devait interpréter était exceptionnellement longue. Au cours de ces dix dernières années environ, cette période est devenue plus courte. Les conférences à distance accélèrent ce phénomène. Dans l’interprétation dialogique, il y a des entreprises qui offrent des services d’interprétation téléphonique ou vidéo pour la police, les hôpitaux, etc., et ces services doivent être très rapides. Pour faire face à cette réduction du temps de préparation, l’IA peut offrir certaines solutions, par exemple la collecte et la préparation d’informations qui sont nécessaires à l’interprète pour être performant dans un domaine spécifique. L’interprétation personne-machine peut aider les interprètes à y arriver.
Il est très intéressant de réfléchir à la façon dont l’IA peut servir à améliorer l’interprétation assistée par ordinateur. Si l’on veut analyser l’interprétation sous l’effet de l’émergence du paradigme augmenté d’une façon différente, on pourrait dire qu’à l’aube de l’interaction société-machine, il y a la technologie et il y a l’interprétation. Il est clair que la technologie n’a pas d’éthique, mais ces deux domaines ont un aspect éthique fondamental. L’éthique liée au numérique est donc un autre domaine d’étude qui est socialement pertinent pour les travaux sur l’interprétation. Comment les connaissances dans ce domaine pourraient-elles façonner l’existence sociale et morale de l’interprète « augmenté » ?
Voici une autre question particulièrement intéressante. L’éthique de l’IA est un sujet important à l’heure actuelle et il va encore prendre de l’ampleur. Cependant, pensez aux réseaux sociaux et à la manipulation des récits : à cause de la nouveauté de l’IA et du pouvoir qu’elle peut avoir sur notre société, il est primordial de réfléchir aux conséquences négatives possibles et de les atténuer. Dans le champ de l’interprétation, je ne vois personne, surtout pas les chercheurs, discuter des implications éthiques de l’utilisation de l’IA en tant que support aux interprètes professionnels ou en tant qu’outil d’interprétation automatique. Pour moi, c’est un problème, car il faut beaucoup de réflexion, de discussion et d’échanges d’opinions différentes pour comprendre comment les technologies pourraient exercer une influence sur la société ou une profession, en l’occurrence sur les métiers de l’interprétation. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut improviser si on ne veut pas tomber dans les stéréotypes.Si le sujet de l’éthique mérite d’être exploré, nous devons garder à l’esprit que les questions d’éthique ne sont pas limitées à l’IA en interprétation, mais concernent aussi l’interprétation humaine. Par exemple, il arrive souvent que seules certaines langues soient interprétées par des interprètes humains lors de réunions internationales, car on ne peut pas avoir une réunion en une centaine de langues. C’est tout simplement impossible. Cela n’a jamais été le cas et cela ne le sera jamais. On interprète donc uniquement les langues majoritaires. Mais ce choix pose d’importants problèmes d’éthique. Quelles sont les langues importantes ? Pourquoi l’italien, ma langue maternelle, est-il rarement interprété dans les événements internationaux ? Dans 99 % des cas, je suis obligé de parler une langue que je ne maîtrise pas autant que la mienne, alors que des représentants étrangers peuvent utiliser leur langue maternelle par l’interprétation, car ils ont la chance de parler une langue que l’on considère comme importante. Ne s’agit-il pas d’un acte de pouvoir ? Ou même de discrimination ? J’ai bien peur que les interprètes ne commencent à souligner ces dilemmes que lorsque l’IA entrera en jeu.Pour en revenir à l’IA, nous devons établir une distinction fondamentale. Premièrement, il y a des problèmes intrinsèques à l’IA. Pensez juste aux préjugés sexistes et racistes que véhiculent les grands modèles linguistiques (large language models). Dans l’interaction personne-machine, où l’IA vient augmenter les performances humaines, ces questions deviennent secondaires, car l’interprète humain peut atténuer les lacunes éventuelles. Il en va tout autrement pour l’interprétation automatique lorsque l’IA devient un agent de communication multilingue. Sans aucune activité de filtrage par des humains, dans notre cas par les interprètes, un problème intrinsèque comme celui-ci peut devenir néfaste.S’il est vrai que les biais des modèles linguistiques peuvent être corrigés, les interprètes devraient vraiment s’intéresser à ces questions et à d’autres sujets éthiques similaires. Ceux-ci pourraient devenir des arguments pour expliquer aux clients pourquoi ils devraient préférer un humain à une machine.Deuxièmement, que fait l’usage de l’IA aux interprètes et à la profession ? L’IA peut avoir un impact considérable sur les interprètes eux-mêmes, et donc sur la perception qu’ils ont d’eux-mêmes. Qu’est-ce que cela signifie pour une profession, lorsque l’IA devient un agent qui envahit leur territoire ? Où se situe la limite entre le moment où l’interprète décide de son mode d’utilisation de l’IA et celui où l’IA dicte à l’interprète la manière dont il doit travailler ? Il suffit de penser à la relation entre les traducteurs et l’activité de post-édition pour avoir un exemple concret. C’est un équilibre précaire et cela pose aussi des questions d’éthique aux personnes qui, comme moi, conçoivent ces outils : où est la place de l’IA dans l’interaction personne-machine et où est la place des humains dans cette interaction ?Une autre question intéressante est liée aux aspects sociaux de l’IA. Qu’advient-il de la perception des interprètes par la société ? Il se pourrait que le rôle de l’interprète soit perçu comme moins important qu’aujourd’hui à cause des technologies. Peu importe que cela soit vrai ou non. Les récits et les faits ne se rejoignent pas toujours. Que se passe-t-il si la société commence à percevoir les interprètes comme un outil d’aide à l’IA et non l’inverse ? Notez que ce n’est pas le seul résultat possible. Le contraire peut se produire, si l’IA permet de mieux apprécier le travail des interprètes humains. Ce que je crains c’est que la profession, et surtout le milieu universitaire, attende trop longtemps avant d’avoir une vraie discussion et n’agisse que de manière rétroactive. Je suis très souvent critiqué lorsque je dis cela, mais c’est ce qui est arrivé avec l’interprétation à distance par le passé. La communauté, les associations professionnelles, etc. avaient considéré l’interprétation à distance comme quelque chose qui ne deviendrait jamais une réalité à grande échelle. Il y a des vidéos, des déclarations, des commentaires qui datent d’il y a quelques années et qui sont amusants à lire ou à regarder du point de vue actuel. La plupart des gens préfèrent faire l’autruche et ne pas observer les choses avant qu’elles aient lieu, mais après il est trop tard. Il faut être capable de regarder vers l’avenir et d’anticiper ce qui va se passer. Ce n’est pas si compliqué avec l’interprétation parce que nous avons la traduction comme modèle. Nous pouvons donc regarder l’évolution de la traduction. Bien sûr, l’interprétation est assez différente, mais les schémas d’évolution sont similaires. Le plus important est de commencer à discuter de ces changements avant qu’ils aient lieu, de manière sérieuse et non pas idéologique. Si on le fait plus tard, c’est comme courir après un train qui quitte la gare. Peut-être qu’on l’attrapera, ou pas. Parfois on est obligé de prendre le prochain train. Parfois il n’y a pas d’autre train. Encore une fois, c’est ce que l’on observe avec l’IA. Elle entre en jeu à la fois pour les interactions personne-machine mais aussi, et c’est plus important encore, en tant qu’agent d’automatisation de la communication multilingue. Il n’y a que très peu de personnes qui prennent cela au sérieux. Pour moi, c’est un problème. Je vois beaucoup de chances et de possibilités qui viennent de ces technologies, à la fois pour que la communauté d’interprètes prospère et pour que la société en profite. Cependant, une discussion ouverte, étayée et informée doit encore avoir lieu.
Dans votre ouvrage (Fantinuoli, 2019), en plus de l’IA, vous mettez l’accent sur deux autres domaines essentiels au tournant technologique dans l’interprétation : l’interprétation à distance et l’interprétation assistée par ordinateur. Vous ouvrez aussi la possibilité que ces deux domaines se rejoignent. Pensez-vous que le paradigme augmenté permettra de conceptualiser et d’unir ces domaines ?
Oui, absolument. Ils ne feront plus qu’un. Il n’y a aucun doute à ce sujet. C’est l’évolution naturelle des technologies. Il y a plusieurs domaines de développement. Ils ont lieu séparément, mais ils finissent par converger à un certain moment. Leur convergence deviendra l’essence du paradigme augmenté. Un paradigme qui deviendra tout aussi naturel que beaucoup d’autres choses que l’on prend pour acquises aujourd’hui. Par exemple, plus personne ne se demande pourquoi on ne va plus à la bibliothèque pour préparer un devoir. On se rend tout simplement sur internet, on effectue des recherches sur Google, on trouve des documents, et on travaille. Il se passera la même chose avec l’interprétation à distance. Ce ne sera bien évidemment pas la seule manière d’interpréter, mais elle deviendra aussi normale que l’interprétation en présentiel. Personne ne se demandera plus pourquoi un événement se déroule en ligne. Dans beaucoup de cas, ce sera l’inverse : pourquoi avoir recours aux anciennes méthodes, faire voyager des personnes dans d’autres pays, accroître l’empreinte écologique, juste pour une brève réunion ? La même chose s’appliquera à l’interprétation augmentée qui convergera avec l’interprétation à distance et aussi, je pense, avec l’interprétation en présentiel. En plus, nous verrons aussi l’interprétation automatique s’intégrer au même espace de communication. Ettoutes ces solutions coexisteront. Nous verrons un même événement avoir lieu dans plus d’une langue, avec des interprètes travaillant en temps réel, des interprètes aidés par l’IA, et on aura aussi l’automatisation totale de la traduction en parallèle, par exemple pour les langues qui ne seraient pas prises en charge par des interprètes. C’est fascinant.Le fait de disposer de ces trois technologies (conférences à distance, outils d’interprétation assistée par ordinateur et interprétation automatique) au même endroit et au même moment soulèvera des questions importantes. Par exemple, si la délégation britannique écoute ou lit une traduction faite complètement par une machine, alors que la délégation française utilise une traduction réalisée par un traducteur humain, la question qui se posera est pourquoi avons-nous besoin des traducteurs humains ? Si quelqu’un suppose que la machine réalise la tâche d’une manière plus ou moins acceptable dans une langue, pourquoi vouloir des humains pour une autre langue ou pour un événement différent ? Nous n’avons pour l’instant pas de réponses à cela, ni à d’autres questions similaires. Il y a des tentatives d’explications que l’on entend en ce moment, par exemple que l’empathie ou les émotions ne peuvent être traitées que par les humains, mais elles sont peu convaincantes. Je ne suis pas contre ces explications. Je pense d’ailleurs qu’elles ont une part de vérité, mais elles ne sauraient suffire. La profession, d’un côté, et les utilisateurs, de l’autre, ont besoin d’arguments convaincants pour comprendre où sont les différences. Regardez la traduction automatique. Dans certains cas, la traduction automatique fournit des traductions de bonne qualité. Pourtant, il y a encore beaucoup de cas où il est évident qu’on ne veut pas de traduction automatique, ou au moins qu’on ne veut pas dépendre totalement d’une machine. Or la traduction réalisée par des humains et la traduction automatique sont depuis longtemps l’objet de discussions et d’analyses. Ce n’est pas le cas en interprétation. Dans quelques années, lorsque les interprètes humains seront aidés par des machines et travailleront avec l’interprétation automatique, que répondra-t-on aux questions qui surgiront ? Si nous ne sommes pas prêts à donner de bonnes réponses, nous aurons recours aux clichés habituels. Pour le moment, nous n’avons même pas encore commencé à poser les bonnes questions.
En effet. Quel sera l’impact du paradigme augmenté émergent sur les programmes de formation ? Comment pourraient-ils s’adapter ?
Cette question est compliquée, car il y a plusieurs écoles de pensée et différences entre les pays. Tout le monde aborde cela différemment. Certains établissements de formation semblent ne pas considérer cela comme un sujet qui mérite d’être approfondi, tandis que d’autres l’intègrent complètement dans leurs programmes. Intégrer les technologies dans un programme est très dur, car il y a beaucoup d’objectifs à atteindre dans une formation et ils sont souvent divergents. Pour moi, il ne fait aucun doute que les technologies ne sont qu’un aspect secondaire de la formation en interprétation. Curieusement, plus nous devenons axés sur les technologies, plus les aspects de la formation centrés sur l’humain deviennent importants. Cela dit, ce que j’essaie de préconiser est que la formation en technologies langagières ne devrait pas être réduite uniquement à l’acquisition de compétences pratiques. La formation devrait sensibiliser au fait que l’interprétation est et sera entraînée par les technologies, et aux conséquences qui en découlent. Il ne s’agit pas de savoir comment utiliser les outils d’interprétation assistée par ordinateur ou une application d’interprétation à distance spécifique. Il s’agit d’être conscient des chances et des défis apportés par les technologies. À l’université de Mayence où j’enseigne, j’essaie de convaincre les parties prenantes que nous n’avons pas besoin d’apprendre aux jeunes étudiants à utiliser une technologie particulière. Ce sont des connaissances de base. On télécharge l’outil, on lit les instructions et on l’utilise. Non seulement c’est très facile à faire, mais les technologies évoluent sans cesse, donc ce qu’on apprend aujourd’hui ne sera plus d’actualité l’année prochaine. Je ne suis pas sûr que l’on soit d’accord avec moi sur ce sujet. Cependant, je suis vraiment convaincu qu’il est beaucoup plus important de comprendre la manière dont les technologies fonctionnent, plutôt que d’apprendre l’utilisation d’une application particulière. Par exemple, les gens ont une connaissance limitée ou même de fausses suppositions sur l’IA, l’apprentissage automatique et tous ces concepts. Leur connaissance est basée sur les médias, les entreprises ou le battage médiatique qui les entoure. Je voudrais que les gens se plongent dans ce sujet, car il est crucial pour notre société et donc pour l’interprétation, et qu’ils comprennent ce que sont la traduction automatique et la traduction vocale, ainsi que leur fonctionnement, les questions d’éthique liées à l’apprentissage automatique, ce qu’il advient de nos données, etc. Je voudrais que les gens apprennent également à faire un peu de programmation. Parce que c’est la langue de notre époque et que si l’on veut la dominer, il faut la comprendre par l’expérience. Je ne demande pas aux interprètes de devenir des technologues, mais d’avoir des connaissances solides sur les technologies. Je suis choqué de voir que certains établissements de formation, surtout au niveau universitaire, n’ont qu’une approche utilitaire de l’éducation et de la formation, en particulier concernant les technologies modernes.
Cela signifie-t-il que les programmes interdisciplinaires ou transdisciplinaires sont peut-être mieux adaptés pour soutenir ou valoriser la formation de l’interprète augmenté ?
Oui, absolument. Encore une fois, je ne peux pas parler pour toutes les universités dans le monde puisque j’ai une vision centrée sur l’Europe. Alors que l’interprétation est par nature interdisciplinaire et transdisciplinaire, la formation à l’intérieur et en dehors des universités semble suivre une approche utilitaire avec une portée limitée. Les étudiants passent plusieurs années à travailler l’interprétation, et toutes les activités annexes sont utiles à cette pratique. Ce genre de pensée circulaire est un problème important, surtout dans un monde où la complexité devient le nouveau paradigme. Tandis que notre société devient de plus en plus complexe, les professions le deviennent également et nous avons donc besoin d’une approche éducative qui soit centrée sur cette complexité. Cela demande un état d’esprit interdisciplinaire. Lorsque ceux qui sont chargés des programmes de formation en interprétation voient le besoin pour de l’interdisciplinarité, ils la limitent généralement à l’étude des bases de l’histoire institutionnelle, de la littérature, des études culturelles, etc. Je pense qu’elles sont bien évidemment importantes. Cependant, je vais plus loin que cela, parce que je pense vraiment que l’interprétation et la traduction ont besoin de multidisciplinarité qui va au-delà des sciences humaines. En interprétation, je voudrais qu’il y ait des cours sur l’IA dans les départements d’informatique, des cours sur l’histoire de l’évolution technologique dans les départements d’ingénierie. Il en va de même pour l’économie, etc. Il est important que ces connaissances ne soient pas utilitaires, c’est-à-dire destinées à servir directement à l’activité d’interprétation. Il faut qu’elles soient réelles et approfondies. Cependant, les universités ont malheureusement choisi une approche utilitaire. Elles se concentrent sur la formation d’experts dans un champ très spécifique et limité. Je pense que c’est une erreur. Nous avons besoin de personnes capables de voir le monde et leur profession d’une perspective à 360 degrés.
Comment progressent les domaines de la recherche et de la pratique en matière d’exploration et d’utilisation des outils d’interprétation assistée par ordinateur ? Progressent-ils à des rythmes différents ?
Nous progressons, mais malheureusement le domaine des outils d’interprétation assistée par ordinateur n’est couvert que par un nombre de personnes très réduit, concentré en Europe et en Asie. Le problème est que, puisque l’interprétation est une profession et discipline confidentielle, nous faisons des choses à échelle réduite et ce que nous apprenons est limité. La situation est même pire dans le cas de l’interprétation automatique, à laquelle les recherches en interprétation ne s’intéressent pas du tout. Des recherches sont faites uniquement d’une perspective informatique, mais nous manquons une perspective d’évaluation centrée sur l’humain, etc. Ce qui m’étonne, c’est qu’il y a un grand écart entre l’impact des technologies sur l’interprétation et l’intérêt que montrent les spécialistes. Je vois beaucoup d’efforts faits dans les travaux de recherches en interprétation dans beaucoup de domaines intéressants, surtout dans les aspects socioculturels de l’interprétation. Cependant, avec l’impact important des technologies sur l’interprétation et le fait que nous sommes toujours au début de cette phase, je m’attendais à plus d’implication de la part de la communauté dans l’étude, la compréhension et l’orientation de l’avenir de l’interprétation. Au bout du compte, nous voulons tous que les interprètes soient heureux ainsi qu’une société capable de bien gérer ce monde multiculturel. Je pense que nous ratons beaucoup d’occasions d’y travailler.
Merci beaucoup pour votre disponibilité et pour cet entretien.
Déclaration de conflit d’intérêts : L’auteur a déclaré qu’il n’existe pas de conflits d’intérêts potentiels en ce qui concerne la recherche présentée dans cet article, son écriture et/ou sa publication.
Financement : L’auteur n’a reçu aucune aide financière pour la recherche présentée dans cet article, son écriture et/ou sa publication.